Le révélateur ukrainien : des interrogations de fond

Les récents événements qui ont enflammé l’Ukraine à l’occasion des élections présidentielles ont une portée plus large que l’enjeu immédiatement électoral et invitent à quelques réflexions. Ils méritent d’être appréhendés sous plusieurs angles d’attaque afin d’en discerner avec netteté les enjeux. Ils sont révélateurs de tendances lourdes à l’œuvre dans d’autres endroits de la planète.

La remise en cause du suffrage universel

Ils mettent en premier lieu en évidence un problème fondamental de démocratie. La fraude et la tricherie, avérées dans les deux camps, ont tendance à se généraliser, et pas uniquement en Ukraine. Il suffit de se remémorer les conditions dans lesquelles Georges Bush fut élu en 2000 pour se persuader que les républiques dites bananières ou mafieuses ne possèdent pas l’exclusivité de ce triste privilège. La manipulation des résultats des urnes est d’une ampleur rarement atteinte à tel point que la remise en cause de l’intérêt du suffrage universel direct pourrait insidieusement poindre.

La contestation de plus en plus systématique de la validité des résultats des élections pose un réel problème d’éthique démocratique. Le recours du vaincu consiste à crier au loup et à  demander de nouvelles élections afin d’inverser un premier verdict défavorable. Le procédé, même s’il est fondé sur des éléments concrets indiscutables tant les scrutins sont entachés de fraude et de corruption, doit conduire à s’interroger sur les conséquences à long terme de la dévalorisation de l’expression du suffrage universel.

Le cas ukrainien offre en outre quelques singularités aggravantes. La tentative d’empoisonnement dont a été victime le candidat d’opposition nous ramène quelques siècles en arrière au cours desquels l’utilisation des poisons italiens constituait une menace permanente dans le jeu feutré de la politique. Il serait cependant particulièrement naïf de feindre de croire que notre époque se soit émancipée de telles pratiques, qui en réalité n’ont jamais cessé, alimentant de ce fait nombre de fantasmagories en la matière. Les doutes à propos de l’éventualité d’un empoisonnement du leader palestinien Yasser Arafat sont là pour venir en appoint de notre réflexion.

La volonté de la part de Ianoukovitch de demander à son tour l’annulation du troisième tour de scrutin ne va pas dans le sens d’un apaisement des tensions. Il en va aussi d’une logique identique d’affrontement de l’appel lancé aux manifestants par le vainqueur afin d’empêcher la tenue de toute réunion des ministres du futur ancien gouvernement : cette initiative n’est pas conforme aux règles constitutionnelles en vigueur et oriente la mobilisation de la rue dans une voie dangereusement insurrectionnelle. Pour couronner le tout, voilà que l’on apprend la mort par « suicide-forcé à la Stavisky » du ministre du travail qui était un proche de l’ancien président Koutchma !

Médias et manipulation

Le rôle joué par les médias occidentaux tout au long de l’évolution de la crise ukrainienne est également à prendre en considération et à méditer. La vision manichéenne développée s’avère quelque peu réductrice : d’un côté, les « bons », c’est-à-dire les oranges derrière l’opposant Iouchtchenko témoignant d’une proximité évidente avec l’Occident, de l’autre côté, les « méchants », à savoir les bleus du candidat officiel Ianoukovitch plus proche de la Russie. Cette approche caricaturale d’une réalité plus complexe et nuancée a fait l’objet d’un matraquage permanant de la part des médias occidentaux.

Les risques de manipulation des esprits des masses sont grands dans ce contexte. On peut se demander ce qui reste de la souveraineté d’un pays quand ses débats politiques subissent une influence, parfois même une déformation, par des considérations externes à ce pays. La question du droit ou du devoir d’ingérence dans le jeu démocratique interne est ainsi clairement posée. Ianoukouvitch a alors beau jeu de dénoncer « une prise de pouvoir planifiée outre-atlantique et dont la méthode a déjà été testée en Yougoslavie, en Géorgie ou en Roumanie ».

Un risque de désagrégation

La fragilité en termes de structure interne de ce pays vaste et peuplé, plus de 50 millions d’habitants pour un territoire dépassant celui de la France, constitue une donnée récurrente des analyses faites sur le sujet. Le risque d’une scission entre une partie Ouest pro-Iouchtchenko et une partie Est fidèle à Ianoukovitch a éclaté au grand jour.

Les clivages entre ces deux Ukraine sont nombreux et profondément enracinés dans les consciences et les mentalités collectives. Les contrastes sont d’ordre à la fois culturel, linguistique, religieux, économique, social et politique. A tel point que les risques de balkanisation de l’entité ukrainienne ne sont pas à exclure d’un revers de main. Refaire l’unité de l’Ukraine constituera un défi de taille pour le prochain président.

L’Ouest est davantage orienté vers l’Occident tandis que l’Est se revendique davantage du monde russo-slave. Autrement dit, une résurgence de la vieille opposition divisant l’empire russe au XIX° siècle entre occidentalistes et slavophiles. Quel spectacle singulier que d’entendre à l’occasion du débat télévisé les deux candidats parler deux langues différentes, l’un l’ukrainien, l’autre le russe ! Il est vrai qu’il faut garder présent à l’esprit que les Russes constituent de fortes minorités dans toutes les régions orientales, et que localement, elles peuvent se transformer ponctuellement en majorités significatives.

L’Ukraine offre les allures d’une mosaïque religieuse. Les orthodoxes sont majoritaires, présents surtout dans la partie orientale. Mais ils sont eux-mêmes divisés en trois Eglises : une première « officielle » relevant du patriarcat de Moscou, une seconde « dissidente » formant une Eglise nationale ukrainienne dite du patriarcat de Kiev, une dernière se voulant autocéphale. Par contre, dans la partie occidentale, les catholiques sont dominants. La plupart sont « uniates », c’est-à-dire qu’il s’agit de catholiques de rite byzantin. Ce qui n’empêche pas qu’existent parallèlement de petites minorités de catholiques de rite latin ainsi que des protestants.

La césure est également économique et sociale. La grande majorité du potentiel industriel du pays se situe à l’Est du pays. Le bassin charbonnier du Donbass autour de la ville de Donetsk et les gisements de fer dans la région de Krivoï-Rog sont les plus beaux fleurons de l’industrie de base nationale. L’Est de tradition industrielle et ouvrière tranche avec la partie Ouest dominée par la capitale Kiev et fortement influencée par les modes de vie occidentaux plus modernes.

Les enjeux géopolitiques

Car, au-delà de la confrontation entre deux personnes, deux styles, deux projets antagonistes pour l’Ukraine, les enjeux de cette élection ne s’arrêtaient pas aux frontières de ce pays : des arrière-pensées géopolitiques n’étaient pas exemptes dans les interventions des uns et des autres. Les Etats-Unis ne voyaient pas d’un bon œil la poursuite d’un rapprochement entre la Russie et l’Ukraine à même de renforcer le poids d’un acteur stratégique de premier plan dans cette région du monde. La logique de guerre froide n’a pas complètement disparu des esprits. Le projet de constituer une entité slave entre la Russie, l’Ukraine et la Biélorussie est présent dans le proche entourage de Vladimir Poutine et constitue une option géopolitique nullement négligée. Pour l’Union européenne, il s’agissait d’arrimer plus fortement l’Ukraine à la sphère d’influence européenne, la convergence avec les visées américaines étant l’atlantisme que le traité constitutionnel européen, fruit des travaux de la convention Giscard, renforce notablement.

On est en droit de se demander s’il ne s’agit pas là de la part de l’Union Européenne d’une erreur stratégique, à moins que ce ne soit plus exactement un renoncement en bonne et due forme à ériger une politique extérieure européenne indépendante. Son intérêt n’est-il pas de favoriser en certaines circonstances l’émergence d’un axe Paris-Berlin-Moscou afin d’être en mesure de contrebalancer plus efficacement la tentation impériale américaine et le développement prévisible de la Chine dans le bal diplomatique à brève échéance ? Cette voie, explorée au moment de la polémique relative au vote d’une résolution au Conseil de sécurité des Nations Unies à propos de l’intervention américaine en Irak, avait fait éclore d’intéressantes potentialités. Il est évident qu’une telle option géostratégique, qu’il serait au demeurant nécessaire d’accompagner de solides précautions, demanderait des réorientations significatives dans la construction européenne. Dans l’état actuel des choses, il est peu probable que les dirigeants européens en éprouvent réellement l’envie.

§   §   §   §   §   §   §   §   §   §   §   §   §   §   §

Les événements d’Ukraine, loin d’être clos et pour lesquels des rebondissements imprévisibles ne relèvent pas du domaine de l’impossible, peuvent être envisagés en fonction de plusieurs grilles de lecture. Au lieu de s’opposer, elles semblent complémentaires et s’accordent pour faire de l’Ukraine un enjeu géopolitique non négligeable et un révélateur significatif des tensions du monde actuel. On y discerne aisément les deux grandes tendances contradictoires à l’œuvre sur la planète, à savoir des phénomènes de recomposition et de décomposition, des mouvements conjugués de dislocation et de réorganisation.

Francis DASPE

Janvier 2005

Tagué , , , ,

Laisser un commentaire