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La pourtant tellement résistible ascension de la bête immonde

Francis DASPE, secrétaire général de l’AGAUREPS-Prométhée. Il est impliqué dans La France Insoumise. Auteur de deux ouvrages sur le sujet, « La révolution citoyenne au cœur » (Eric Jamet éditeur, 2017) et « 2022. Pour renverser la Table à la présidentielle » (Eric Jamet éditeur, 2020).

Une (mauvaise) musique de fond, autant lancinante que sordide, résonne insidieusement à nos oreilles. Elle voudrait nous persuader que le combat contre la « bête immonde » serait perdu. La voie du triomphe semblerait lui être ouverte. Nous serions en conséquence conviés à nous résigner, puisque tout convergerait vers cet inéluctable destin imposé qui nous est promis à grand renfort de gesticulations. En effet, la pensée dominante ne lésine pas sur les moyens : des sondages plus ou moins frelatés, des médias plus ou moins complaisants, des succès électoraux plus ou moins réels. L’incitation et l’invitation à capituler se font de plus en plus impératives.

La situation peut nous faire penser à l’ouvrage de Bertolt Brecht « La Résistible ascension d’Arturo Ui ». Déjà en son temps, cette histoire de gangster de Chicago, écrite en 1941, pendant l’exil de l’auteur allemand en Finlande, pouvait être interprétée comme une parabole du nazisme et de la toute aussi résistible arrivée au pouvoir d’Adolf Hitler. Elle ne prend que davantage d’acuité au regard de l’actualité.

Plus que jamais, nous sommes amenés à nous demander en quoi consiste la « bête immonde ». Il s’agit d’abord d’un parfum d’ambiance particulièrement nauséabond et nauséeux. Elle est ensuite le produit de la conjonction d’une extrême droite dédiabolisée et d’une droite décomplexée. Il en résulte une grande porosité des frontières entre les deux : une droite devenue droite extrême et une extrême droite maintenue quoique relookée autant par elle-même que par d’autres. De la sorte, se raffermissent les envies d’un rapprochement rebaptisé union de l’ensemble des familles de droite. Une sorte de pacte sacré des possédants. Ces confins autrefois nettement délimités par des garde-fous, fermes en apparence seulement, prennent aujourd’hui la sinistre réalité d’une terra incognita pour les principes républicains qui y sont notoirement battus en brèche. Il ne s’agit plus d’un no man’s land : les groupes et les personnes s’y retrouvent à foison pour œuvrer à l’inquiétante besogne. Il n’est plus possible d’affecter de penser qu’il s’agisse d’un espace politique inoccupé, marginalisé ou en déshérence.  

Sans quoi l’actualité se chargerait de nous ramener à la dure réalité. En France, les faits se multiplient pour témoigner des dérives structurelles en cours. Inutile d’en énumérer les tristes et inquiétants épisodes, où les faits divers le disputent aux actes politiques peu reluisants mais ayant désormais « pignon sur rue ». C’est également le cas en Europe, avec l’omniprésence des formations d’extrême droite, sous des configurations certes variables mais bien réelles, entre contrôle du pouvoir en Hongrie ou en Italie, victoires électorales aux Pays-Bas, participation à des coalitions gouvernementales en Finlande, soutien à des gouvernements en Suède, en tête des intentions de vote pour les prochaines législatives en Belgique ou en Autriche, ou forces montantes en Espagne, Croatie ou Roumanie. Sans oublier la récente poussée xénophobe en Irlande qui nous a saisis d’effroi, tant ce pays semblait être à l’abri de ce genre de dérives. Comme dans la fable de La Fontaine, les animaux malades de la peste, si tous les pays n’y succombent pas, tous en sont désormais frappés.

Dans ces conditions, que faire pour éviter le retour de la bête immonde ? Contentons-nous de quelques pistes. En premier lieu, un sursaut à gauche s’impose. Il est nécessaire de tenir ferme sur les principes et les mots. Cette exigence engage le programme et la stratégie. Il devient vital de ne pas permettre à certains de flancher, qui peuvent finir de préférer Hitler plutôt que le Front Populaire, même sous des formes renouvelées présentées comme inoffensives sous le paravent d’un improbable arc républicain. Il n’y a hélas pas qu’à droite que l’on raisonne (ou déraisonne) de la sorte. Dans la région Occitanie, le nombre élevé de députés d’extrême droite élus en 2022 en témoigne pour partie, si besoin était. Car les « allergiques congénitaux compulsifs » à la NUPES y ont puissamment concouru.

Nous devons nous interroger sur la fonction de l’extrême droite au sein du système qu’elle affecte de combattre. Dans toutes ses dimensions, elle agit comme son assurance-vie. Elle garantit le maintien du capitalisme ; elle préserve les intérêts des oligarchies ; elle constitue un appoint fidèle aux coalitions politiques qui gouvernent, dans le seul but d’opposer un barrage à une majorité de transformation sociale. En attendant peut-être d’être considérée comme le plan B d’un système aux abois, dans la logique immuable du « tout saufs les rouges et les partageux ». La situation politique dégradée rendant possible ce scénario est bien identifiée : la déliquescence des fonctions régaliennes. Il convient alors de lutter résolument contre un tel péril. L’irruption, constatable en de maintes occasions, à visage découvert, de forces paramilitaires, ou à tout le moins en singeant la réalité, exige de hausser le niveau d’alarme. 

Il n’est pas inutile de rappeler que le parti nazi, à son apogée lors des élections législatives de juillet 1932, était loin de disposer de la majorité absolue. Il ne pouvait pas accéder au pouvoir en l’état. A l’occasion des nouvelles élections de novembre, il perdait en quatre mois environ deux millions de suffrages. Mais dans le cadre de la mécanique infernale du plan B d’un système menacé par la rupture populaire, Adolf Hitler accédait alors à la chancellerie : son échec relatif lui donnait sans doute une plus grande respectabilité à accéder à la chancellerie aux yeux du cartel des possédants qui pensait pouvoir mieux le contrôler. La prise du pouvoir par Hitler était réellement « résistible ». Car l’extrême droite reste confrontée à un obstacle de taille afin de parvenir à cet objectif, celui de la coalition gouvernementale à construire. La pourtant réelle victoire de Geert Wilders aux Pays-Bas est loin de lui assurer la constitution d’un gouvernement qu’il dirigerait. On connaissait les rigueurs d’un plafond de verre bridant ses velléités de victoire. Il faut y ajouter en sus l’existence de « murs de verre », limitant ses chances de constituer autour d’elle une coalition en vue de gouverner. Enserrée entre un plafond et des murs, l’extrême droite reste encore assez largement dans une « cage de verre ». Les efforts pour l’en extraire existent malheureusement, entre dédiabolisation, banalisation, intégration dans d’improbables arcs prétendument républicains, invitations à marcher contre ce qui l’a toujours fondée et encore aujourd’hui en dépit de dénégations dérisoires.

C’est pour cela que nous faisons nôtre la formule finale de Bertolt Brecht qui indiquait que « le ventre est encore fécond, d’où a surgi la bête immonde ». Quand bien même il suffirait de bien peu de choses pour l’empêcher d’advenir à nouveau. Une éventuelle nouvelle ascension est en définitive tellement résistible ! Mais peut-être est-ce demander trop à certains de faire pourtant si peu pour faire rempart à la bête immonde ?

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