On a tous besoin de laïcité…

Si l’on devait retenir deux termes pour caractériser en préalable l’importance de la laïcité dans la définition de notre contrat social, ce serait sans doute ceux d’universalité et d’actualité. Il s’agit en effet d’un principe à visée universaliste, quand bien même certains s’échinent à la rétrécir à une simple et vulgaire singularité française. Si notre pays porte une conception singulière de la laïcité, celle-ci ne peut pas pour autant être perçue comme une pure exception française. Tous les peuples éprouvent un besoin vital de bénéficier de ses vertus : elle constitue à bien des égards un parfait résumé de la devise républicaine « liberté égalité fraternité ». Elle garantit la liberté, notamment de conscience et de culte ; elle favorise l’égalité par-delà les croyances et les différences ; elle institue les conditions de la fraternité par une appartenance commune à l’humanité une et indivisible.

Elle suscite des débats constamment renouvelés par l’actualité. La laïcité ne saurait être non plus une antiquité, ce à quoi certains de ses détracteurs voudraient la reléguer, sans pour autant avancer d’argument en raison. Au contraire, elle se situe au cœur des enjeux de société les plus imminents, en France comme dans l’ensemble de la planète. Le simple survol du dernier numéro du Canard enchaîné peut en témoigner si besoin était.

Les exactions des nationalistes hindouistes à l’encontre des lieux de culte musulmans aboutissant parfois à des meurtres, avec notamment les méfaits décomplexés d’une milice de protection des vaches sacrées, sont dopées par les victoires électorales du Premier Ministre Narendra Modi. La sortie du dernier livre de Salman Rushdie rappelle les ravages du fanatisme religieux illustré par la fatwa de l’ayatollah Khomeyni qui reste toujours en vigueur, comme l’a confirmé la tentative d’assassinat du 12 août 2022 perpétrée à l’encontre de l’auteur des « Versets sataniques ». Dans un autre domaine, celui du combat pour l’hégémonie culturelle, on peut noter l’offensive prosélyte en vue d’une reconquête religieuse dans les médias orchestrée par la galaxie Bolloré, aussi bien sur ses chaînes de télévision que dans ses maisons d’édition. Et ce quand bien même le magnat breton affirme devant une commission d’enquête parlementaire n’avoir aucun projet idéologique… Il en va aussi de la sphère géopolitique qui tirerait grand profit à instiller dans ses complexes équations une dose non négligeable de rationalité que la laïcité peut apporter à la résolution des conflits. Les exemples abondent, dans le conflit israélo-palestinien où la dimension religieuse est certes souvent instrumentalisée pour masquer les réalités impérialistes et coloniales, dans la guerre au Yémen et ses prolongements en mer Rouge où là aussi en arrière-plan des oppositions religieuses apparaissent des enjeux de puissances aux échelles régionales et internationales.

Les discours, passé et présent, en Sorbonne du Président Macron, promouvant une improbable et insaisissable souveraineté européenne pour justifier un saut fédéraliste dans le dos des peuples, ont de quoi inquiéter. La Constitution reste (encore) le seul texte sur lequel la primauté du droit européen ne s’exerce pas. Le concept d’identité constitutionnelle protège la laïcité des coups de rabot de la machinerie européenne. Jusqu’à quand, est-on en droit de se demander, quand on prend la mesure des velléités fédéralistes projetées.

La laïcité n’est décidément pas une option ; c’est bien une nécessité à préserver et à étendre dans un même élan. Elle doit faire partie de l’identité constitutionnelle de la France.

Francis DASPE  

27 / 04 / 2024

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LETTRE DU MOIS DE L’AGAUREPS-PROMÉTHÉE N° 168 MARS / AVRIL 2024

Sommaire du numéro 168 : Spécial « Géopolitique »

  • Edito de Francis DASPE « La question d’Orient renouvelée loin des yeux de l’Occident ? » page 2
  • Texte de Francis DASPE : « Le démembrement de l’homme malade de l’Europe » page 3
  • Texte d’Agathe RAIENO : « Terminer un conflit militaire : la première guerre mondiale » page 12
  • Le vertige des chiffres… » par Thierry DONGUAT: « La Corée du Sud illibérale ? » page 15
  • Fiche d’adhésion (facultative mais conseillée…) pour 2024 page 17

La question d’Orient renouvelée loin des yeux de l’Occident ?

Le soleil se lève à l’Est, c’est une certitude. Une grande lueur a pu venir de l’Est, c’est une conviction qui peut ne pas être partagée. Aux XIX° et XX° siècles, ce qui était appelée « la question d’Orient » a fortement influencé les orientations géopolitiques de la planète, contribuant à façonner les enjeux du monde contemporain.

Cette Lettre du mois de l’AGAUREPS-Prométhée, nouveau numéro spécial consacré à la géopolitique, remet sur le devant de la scène la question d’Orient. Cela est fait par l’intermédiaire d’un long texte revenant sur un événement trop souvent minoré, la désagrégation de l’empire ottoman à la fin de la première guerre mondiale. Ce fut en effet un événement géopolitique considérable, dont il n’a pas toujours été pris la mesure comme il aurait fallu. Les incidences sur un nombre élevé des conflits les plus actuels ne sont pas anodines. Elles participent à offrir une grille de lecture et d’analyse possédant quelque pertinence à la situation géopolitique du moment présent.

Un autre texte examine quelques uns des aspects caractérisant les conditions de la fin de la première guerre mondiale. Il donne incontestablement matière à réfléchir, mettant en exergue quelques aspects apparemment bien connus. Mais ceux-ci ne sont pas pour autant dénués d’approximations malvenues ou de lieux communs confinant à l’occasion au contresens. Les deux participent pareillement à entretenir une compréhension obscurcie de la réalité, d’autant plus que d’autres faits franchement méconnus ou oubliés exigent d’utiles précisions rectificatives.

Enfin, un dernier article de la rubrique « Le vertige des chiffres » porte sur la Corée du Sud. Il est réalisé à partir d’un article paru dans Le Monde Diplomatique. Il permet un décryptage édifiant d’une autre réalité, confinant à l’illibéralisme, mais masquée en raison des enjeux liés à l’affrontement idéologique de la guerre froide. Edifiant, car la réalité dramatique et indéfendable de la situation en Corée du Nord ne peut s’exonérer à moindres frais de se pencher sur d’autres, indiscutablement dérangeantes, du voisin du Sud.

On assiste bien à un renouvellement de la question d’Orient, et pas seulement en raison du déclenchement de deux guerres dans ces contrées, en Ukraine et à Gaza. Ce qui s’y passe est véritablement stratégique. Pourtant, l’Occident dominant semble ne pas en prendre toute la mesure, du moins dans sa complexité excluant toute vision manichéenne, et par delà le « deux poids deux mesures » qui lui est souvent reproché. Ces failles et ces insuffisances fournissent des arguments à la remise en cause de l’hégémonie de l’Occident exprimée par ce que l’on appelle désormais le Sud global.

Les enjeux géopolitiques sont bien évidemment structurants. C’est pour cela qu’il s’agit d’un des fils rouges de la réflexion de l’AGAUREPS-Prométhée. Aux oppositions classiques du XX° siècle, une première entre l’Est et l’Ouest, une deuxième entre le Nord et le Sud, le XXI° siècle laisse émerger de nouvelles lignes de fractures issues pour partie du télescopage des anciennes oppositions jamais soldées et de leurs inextricables interpénétrations. Parfois dans un inquiétant déni de réalité de l’Occident.

Francis DASPE

28 / 02 / 2024

Le démembrement de « l’homme malade de l’Europe »

            Durant le XIX° siècle, l’Empire ottoman est couramment appelé « l’homme malade de l’Europe ». La formule, dont la paternité est attribuée en 1853 au tsar Alexandre III, a été régulièrement reprise par la diplomatie européenne pour caractériser l’inexorable déclin de cet immense empire multiséculaire. Son démembrement progressif a constitué un fait géopolitique considérable trop souvent sous-estimé, quand  il n’était pas grossièrement occulté. Pourtant, sa prise en compte permet d’accéder en maintes occasions à une meilleure compréhension de réalités géopolitiques actuelles. Ses conséquences ont en effet été formidablement « impactantes », comme nous disons aujourd’hui.

Naissance et apogée

Les Turcs Seldjoukides apparurent au XI° siècle en Anatolie. Deux siècles plus tard, une branche obtint son autonomie, celle des Ottomans, qui commença à conquérir des territoires aussi bien en Asie qu’en Europe dans les Balkans, encerclant de la sorte l’empire byzantin, continuateur de l’empire romain d’Orient. Tant et si bien, qu’en 1453, Constantinople tomba finalement aux mains des Turcs ottomans, pour prendre le nom d’Istanbul seulement en 1930, à l’époque de la république kémaliste.

Ce fut le signal d’un siècle de nouvelles conquêtes, tant en Asie qu’en Afrique ou qu’en Europe, aussi bien continentales que maritimes. Le règne de Soliman le Magnifique de 1520 à 1566 est considéré comme l’apogée de l’empire ottoman. Ce dernier s’inséra dans le jeu diplomatique de l’Europe chrétienne dès le XVI° siècle. En effet, la France, pour desserrer la prise en tenaille par les Habsbourg d’Espagne et d’Autriche, fit le choix d’une « alliance de revers », jugée scandaleuse et contre-nature, avec le « Grand Turc ». La France bénéficia de surcroit d’avantages économiques, commerciaux, fiscaux, religieux et judiciaires dans le cadre de la signature en 1536 entre François I° et Soliman le Magnifique des Capitulations. Constamment renouvelées, elles restèrent en vigueur jusqu’au début du XX° siècle.

Déclin inexorable

Dès la fin du règne de Soliman, l’empire ottoman entre dans une période laissant augurer le début d’un lent déclin. Celui-ci se matérialise par quelques défaites militaires significatives qui constituent autant de coups d’arrêts brutaux : la bataille maritime de Lépante en 1571, l’échec aux portes de Vienne en 1683. L’élan ottoman est durablement brisé. Le cycle des guerres austro-turques va être prolongé par un nouveau cycle de conflits russo-turcs, avec notamment pour enjeux l’accès aux mers chaudes et la protection des chrétiens orthodoxes.

A cet inexorable reflux devant l’Autriche et la Russie, il faut ajouter un affaissement dans l’organisation administrative, l’autorité politique des sultans, la puissance militaire et le contrôle des vastes territoires conquis. S’ouvre de la sorte la « question d’Orient » qui va devenir omniprésente tout au long du XIX° siècle. L’empire ottoman devient ainsi véritablement « l’homme malade de l’Europe ». 

L’immense empire ottoman qui couvrait à la fin du XVIII° siècle environ 3 millions de km2 et rassemblait 20 à 30 millions d’habitants va se réduire peu à peu comme peau de chagrin. C’est la conséquence d’une série de mouvement autonomistes (en Égypte, en Serbie, en Moldavie) ou indépendantistes (en Grèce, en Crète), de pertes territoriales comme Aden ou Alger du fait de la pression coloniale européenne (respectivement anglaise et française). Il devient surtout le jouet des intérêts des puissances européennes, Angleterre, France, Russie ou Autriche principalement. Si la guerre de Crimée de 1854 à 1856 semble lui donner un répit, avec le traité de Paris du 30 mars 1856 garantissant son intégrité territoriale, cela n’est dû qu’au soutien des Français et des Anglais qui préfèrent le maintenir en vie sous perfusion, au contraire des Russes qui visaient à son démantèlement le plus rapide.

La Russie prend partiellement sa revanche lors de la nouvelle guerre russo-turque de 1877-1878 qui poursuit son dépècement. Par le traité de Berlin de 1878, la Serbie et le Monténégro obtiennent leur indépendance : l’empire a encore perdu 210 000 km2 et 20 % de sa population. Avec la perte progressive des provinces balkaniques, l’empire se resserre sur l’Asie et l’Anatolie. Il s’islamise également.

L’empire ottoman en 1914

A la veille de la première guerre mondiale, l’empire ottoman se déploie sur un territoire immense, mais ne  rayonnant plus que sur deux continents. Il a en effet perdu ses dernières possessions africaines en 1912 avec la conquête et la colonisation de la Libye par l’Italie. C’est surtout un empire qui s’effondre inexorablement.

Il connaît d’abord une profonde crise politique. L’instabilité règne, avec de nombreux soubresauts politiques illustrés par des révolutions de palais, des coups d’état et autres revendications ou rébellions des Jeunes-Turcs. En décembre 1876, une constitution avait été imposée au sultan. Elle ne fut respectée pas plus de deux mois.Une nouvelle révolution le 24 juillet 1908 oblige le sultan Abdulhamid à restaurer la constitution de 1876 et à convoquer des élections remportées par le CUP (Comité Union et Progrès), c’est-à-dire par les Jeunes-Turcs. En 1909, après une traditionnelle tentative de restauration par le sultan, celui-ci est alors interné par les insurgés, et remplacé par son frère Mehmet. Ce dernier est privé de pouvoir réel, ce qui marque la fin de la monarchie absolue ottomane. Le coup d’état ottoman du 23 janvier 1913, avec l’envahissement du palais impérial, porta au pouvoir les « trois Pachas ». Cette expression désigne les membres du triumvirat qui a dirigé, après s’être fait octroyer les pleins pouvoirs, l’Empire ottoman de 1913 à la fin de la première guerre mondiale. Ils vont militer pour l’entrée du pays dans la guerre.

C’est aussi un empire humilié et vaincu lors des deux guerres balkaniques ayant précédé le déclenchement du premier conflit mondial. Avant même, l’Empire ottoman continuait à s’effondrer dans les Balkans, avec l’annexion en 1908 par l’Autriche-Hongrie de la Bosnie-Herzégovine. C’était aussi le cas ailleurs, avec la Libye (les provinces de Tripolitaine, de Cyrénaïque et du Fezzan) et l’île de Rhodes  annexées par l’Italie en 1912. Des rébellions avaient lieu en Albanie, qui proclamait son indépendance en 1912. Enfin, la Bulgarie se déclarait indépendante, et la Crète se rattachait à la Grèce.

La première guerre balkanique, entre octobre 1912 et mai 1913, opposa la Ligue balkanique (Serbie, Bulgarie, Grèce et Monténégro) à l’Empire ottoman. Les armées des états des Balkans en supériorité numérique furent rapidement victorieuses. Les états de la Ligue balkanique se partagèrent la quasi-totalité des anciens territoires européens de l’Empire ottoman.

Mais en Macédoine, la Bulgarie, s’estimant lésée par ce partage, provoqua la deuxième guerre balkanique. Celle-ci opposait les Bulgares à leurs anciens alliés serbes et grecs qui firent appel à la Roumanie, du 16 juin au 18 juillet 1913. Au cours de celle-ci, l’empire ottoman récupéra sur la Bulgarie une partie des territoires en Thrace orientale perdus précédemment.

L’empire ottoman dans la 1° guerre mondiale

L’empire ottoman était devenu une variable d’ajustement dans les jeux d’alliance de l’Europe, dominés par une double préoccupation souvent contradictoire, la montée des impérialismes (qu’ils soient continentaux, maritimes ou coloniaux) et la recherche de l’équilibre des puissances. L’entrée en guerre de l’empire ottoman se fit aux côtés des Empires centraux, sous la pression des Jeunes-Turcs. Des rapports privilégiés avec l’Allemagne s’étaient noués dès la fin du XIX° siècle. Le rapprochement avec l’Autriche-Hongrie constituait un renversement d’alliance à rebours des relations conflictuelles au cours des siècles précédents. Mais ces renversements d’alliance surprenants étaient monnaie courante à l’époque. Qui aurait pu penser un siècle plus tôt qu’en 1914 la Grande-Bretagne et la Russie puissent devenir les alliées de la France ?

            L’attaque des ports russes dans la mer Noire par des navires de guerre allemands avec la complicité des autorités ottomanes conduisit l’empire ottoman dans la guerre le 29 octobre 1914. Alternèrent des succès (défaite du corps expéditionnaires allié dans les Dardanelles et avancée turque jusqu’aux abords du canal de Suez en 1915) et des échecs (défaites au Caucase et en Arménie devant les armées russes, prise de Bagdad et contrôle de la Syrie en 1917 et 1918 par les Anglais). Ce sont d’ailleurs les échecs en Arménie qui enclenchèrent le génocide par la déportation et le massacre des Arméniens, accusés de pactiser avec l’ennemi russe. En fin de compte, l’empire ottoman dut se retirer de la guerre en signant l’armistice de Moudros le 30 octobre 1918. Les chefs du gouvernement Jeune-Turc s’enfuirent pour la plupart en Allemagne.

Les Accords Sykes-Picot

Le Proche-Orient arabe constitue pour les Alliés  (la Triple Entente : France, Royaume-Uni, Russie) un enjeu de premier plan au cours de la première guerre mondiale. C’est un moyen d’affaiblir un allié du bloc germanique (Allemagne, Autriche-Hongrie). Ils vont s’échiner à déstabiliser l’empire ottoman, de diverses manières. Les accords Sikes / Picot en seront une parmi d’autres.

L’accord Sikes / Picot est un accord secret signé le 16 mai 1916 entre la France et la Grande-Bretagne. Il prévoit le découpage à la fin de la guerre en plusieurs zones d’influence du Proche-Orient arabe, c’est-à-dire de l’espace compris entre la mer Noire, la mer Méditerranée, la mer Rouge, l’océan Indien et la mer Caspienne, alors partie intégrante de l’Empire ottoman. Cela revenait en fait à procéder à son dépeçage en bonne et due forme.

Il fut rendu public par le gouvernement soviétique après la révolution de 1917 et suscita l’indignation du monde arabe. En effet, il illustrait la duplicité des Alliés qui promettaient en même temps l’indépendance complète aux Arabes pour les soulever contre les Turcs. Il s’agissait d’une rupture avec des promesses antérieures d’indépendance faites au porte-parole de la nation arabe, le chérif Hussein, gardien des lieux saints de La Mecque et de Médine.

Les accords Sykes-Picot, relevant de la diplomatie secrète, n’ont pas de valeur légale. Ils devront en fait être entérinés et légalisés par un mandat en bonne et due forme de la Société des Nations à la conférence de San Remo en avril 1920. Le partage décidé ne sera jamais appliqué intégralement ; il y aura notamment la cession en 1919 de Mossoul à l’Angleterre par Clemenceau et la naissance de la Turquie moderne, ainsi que la création de l’Arabie saoudite actuelle en plusieurs étapes au cours des années 1920 et 1930.

Le tracé des frontières actuelles au Moyen-Orient ne découle pas seulement des accords Sykes-Picot, mais aussi d’une série de tractations entre les réunions à Versailles de décembre 1918 et la conférence de San Remo en avril 1920, voire au-delà durant les années 1920, au cours des mandats français et britanniques.

L’accord franco-britannique doit faire face à une double opposition : l’insurrection nationale turque de Mustafa Kemal, le futur Atatürk, en Anatolie, en opposition au traité de Sèvres, et l’installation du pouvoir des Hachémites, s’appuyant sur les nationalismes arabes, en Mésopotamie (Irak actuel), en Syrie et en Transjordanie. En effet, en 1916, par cet accord, Britanniques et Français contrarient la naissance d’un État arabe unifié dans l’ensemble du Moyen-Orient et de la péninsule arabique, promis par la Grande-Bretagne aux Arabes en 1915 en contrepartie d’une aide des troupes arabes contre l’Empire ottoman pendant la première guerre mondiale.

La révolte arabe de 1916 / 1918

La révolte arabe, appelée plus communément « grande révolte arabe », est une rébellion menée entre 1916 et 1918 à l’initiative du chérif de La Mecque, Hussein ben Ali. Le but est de participer à la libération de la péninsule Arabique, alors en grande partie occupée par l’Empire ottoman, et de créer un État arabe unifié qui irait d’Alep en Syrie à Aden au Yémen, inspiré du nationalisme arabe. Le 6 juin 1916, le chérif se soulève contre les Turcs. Les premiers succès surviennent très vite, avec la prise de La Mecque et le siège de Médine, jusqu’à l’entrée de l’armée britannique, avec l’aide des troupes arabes, dans Jérusalem le 9 décembre 1917. Le 30 octobre 1918, l’Empire ottoman signe l’armistice de Moudros qui prévoit l’évacuation de toutes les garnisons ottomanes restantes en Syrie et en Arabie.

En effet, au cours de la première guerre mondiale, les Britanniques cherchent le soutien arabe pour ouvrir un nouveau front au sud de l’Empire ottoman. Le Royaume-Uni signe, dès le 26 décembre 1915, avec Ibn Saoud, roi de Nejd, le traité de Darin, afin de s’assurer qu’il n’attaquera pas les protectorats britanniques du Koweït, du Qatar et des États de la Trêve (groupe d’émirats dans le golfe persique sous protectorat britannique, et qui devinrent en 1971 les Emirats arabes unis). Ibn Saoud ne prendra pas part à la guerre. Les Alliés poussent alors Hussein ben Ali, chérif de la Mecque, à se révolter contre les Ottomans. En échange, il reçoit la promesse de l’indépendance arabe sur les territoires ainsi libérés.

La révolte atteint ses objectifs mais les Britanniques, qui l’ont encouragée lorsqu’ils étaient en guerre contre l’Empire ottoman, trahissent les promesses faites aux Arabes une fois la victoire obtenue. L’État arabe unifié ne verra jamais le jour. La contribution des troupes arabes qui a favorisé la défaite de l’Empire ottoman n’est donc pas récompensée. Les Britanniques s’étaient engagés par ailleurs de manière contradictoire, vis-à-vis des Français, et vis-à-vis du mouvement sioniste. C’est ainsi qu’ils ont également signé avec les Français les accords Sykes-Picot leur donnant le contrôle de la Syrie et du Liban. Ils se sont également engagés par la déclaration Balfour, à créer un « foyer national juif » en Palestine, sans en définir précisément les contours, sur une partie du territoire du futur royaume arabe promis. N’ayant pas été entendu lors de la conférence de Versailles, qui ne retient pas l’idée d’un grand royaume arabe, Fayçal (fils du chérif Hussein) le proclame lui-même, dans Damas occupé par l’armée française. L’existence de ce royaume arabe est brève : il est créé en janvier 1920, mais l’armée française en juillet de la même année écrase à la bataille de Mayssaloun les forces arabes et met fin à cette entité nouvelle. Entretemps, la conférence de San Remo d’avril 1920 officialise le mandat français de Syrie.

Dans le même temps, Londres obtient un mandat britannique en Palestine en mettant en avant le principe du projet sioniste. Le traité de Sèvres, qui prolonge la conférence de San Remo, établit également le mandat britannique de Mésopotamie. Soucieux de conserver des soutiens dans la région, les Britanniques créent, dans la partie de leur mandat à l’est du Jourdain, un émirat de Transjordanie confié à l’émir Abdallah, un des fils d’Hussein (et donc frère de Fayçal). Ils mettent également Fayçal, en compensation de son éviction de Syrie par la France, sur le trône du royaume d’Irak (succédant au mandat de Mésopotamie). La dynastie hachémite conserve ainsi deux trônes, même quand elle est chassée du Hedjaz par Ibn Saoud en 1925. Ces dispositions sont officialisées dans le Livre blanc de 1922, également connu sous le nom de « Livre blanc de Churchill ».

La déclaration Balfour

La Déclaration Balfour du 2 novembre 1917 est une (courte, de 67 mots) lettre ouverte signée du secrétaire d’État britannique aux Affaires étrangères. Elle est adressée à Lord Rothschild, personnalité éminente de la communauté juive britannique et financier du mouvement sioniste. Le Royaume-Uni s’y déclare en faveur de l’établissement en Palestine d’un foyer national pour le peuple juif. Cette déclaration est considérée comme une des premières étapes dans la création de l’État d’Israël.

L’opposition des arabes n’est cependant pas immédiate. Mais assez rapidement, les nationalistes arabes perçoivent la déclaration Balfour comme étant en contradiction avec la promesse d’un grand État arabe indépendant que laissait entrevoir la correspondance McMahon-Hussein en 1915. Leur panarabisme se sent surtout floué par les accords Sykes-Picot conclus secrètement en 1916, prévoyant la mise sous tutelle des possessions turques au Moyen-Orient divisées en mandats séparés, ce que la conférence de San Remo (1920) institutionnalise.

Quant aux chefs religieux, ils annoncent dès la publication de la déclaration Balfour que « les musulmans du monde entier ne pourront jamais accepter que Jérusalem soit un jour aux mains des Juifs … Peu à peu une opposition s’organisera chez les musulmans et un jour on verra de nouvelles croisades mais musulmanes contre les Juifs ». Notons que les Anglais auront des réticences à mettre en application cette déclaration Balfour et freineront quelque peu la réalisation du foyer national juif.

Vers la chute finale : le traité de Sèvres 1920

Le traité de Sèvres consacre le démembrement suivi du partage et de la fin de l’Empire ottoman, après six siècles d’existence. Il est signé le 10 août 1920 entre les alliés vainqueurs et l’empire ottoman, suite à l’armistice de Moudros du 30 octobre 1918. L’empire ottoman est grosso modo réduit à l’Anatolie, en Asie. Il perd ses provinces arabes, ainsi que quelques territoires significatifs en Anatolie même, comme la région de Smyrne ou la Cilicie, étant réduit à environ 420 000 kms² (en comparaison des 1 780 000 kms² d’avant-guerre et aux 3 millions de la fin du XVIII° siècle).

A l’ouest, la Thrace orientale, hormis Constantinople / Istanbul et ses territoires avoisinants, était cédée à la Grèce. A l’est, l’indépendance d’une grande Arménie était reconnue, alors qu’une province autonome kurde doit être créée. Quant aux provinces orientales, elles passaient sous mandat de la Société des Nations, dans le prolongement des accords Sykes / Picot, en vue d’une indépendance ultérieure (la Syrie et le Liban à la France, la Mésopotamie, c’est-à-dire le futur Irak, et la Palestine au Royaume-Uni). Les détroits du Bosphore et des Dardanelles étaient par ailleurs démilitarisés.

En définitive, le nouvel Empire ottoman devient un petit territoire composé en grande partie des steppes de l’Anatolie centrale. Ses possibilités de développement sont en outre limitées en raison d’un système de « garanties » qui mettent les finances du pays sous la tutelle de commissions étrangères. Toutes les ressources du pays doivent être en effet affectées en priorité aux frais d’occupation et au remboursement des indemnités dues aux Alliés. L’armée doit être intégralement dissoute pour être remplacée par une force de gendarmerie. Un article du traité prévoit le rétablissement des Capitulations. Enfin, la police, le système fiscal, les douanes, les eaux et forêts, les écoles privées et publiques doivent être soumis au contrôle permanent des Alliés.

Refuser Sèvres : le sursaut de la guerre d’indépendance turque 1919 / 1922

Le traité de Sèvres ne sera jamais ratifié par l’ensemble de ses signataires. Il va au contraire provoquer en Turquie un sursaut nationaliste autour de Mustafa Kemal. Celui-ci avait commencé à organiser un pouvoir nationaliste parallèle en 1919, qui s’opposait à celui du sultan ottoman, pas encore déchu, et qui subsistait tant bien que mal. C’est l’origine de la guerre d’indépendance turque, ou guerre de libération. Il s’agit du nom donné aux conflits qui se déroulèrent en Turquie du 19 mai 1919 au 11 octobre 1922, date de la signature d’un nouvel armistice. Mais il faut y inclure également les conflits contre les troupes grecques et arméniennes, contre les autonomistes kurdes et contre les troupes d’occupation italiennes et britanniques.

En revanche, l’empire ottoman bénéficiait de l’appui de la France (qui, en mars 1921, signait un accord avec le gouvernement kémaliste, puis un traité de paix en octobre de la même année, et lui vendit des armes) et de la Russie soviétique (qui lui fournit également des armes et lui céda, au traité de Kars d’octobre 1921, le territoire arménien occupé un an plus tôt par les troupes kémalistes). Précisons tout de même que les Français avaient été auparavant chassés d’Anatolie par les kémalistes à l’issue de la campagne de Cilicie que le traité de Sèvres leur avait octroyée.

Par leurs victoires face aux Grecs et aux Arméniens, les armées kémalistes contraignirent les Alliés à une révision du traité de Sèvres devenu inapplicable. Sa renégociation s’effectua dans le cadre d’une conférence internationale qui aboutit au traité de Lausanne de juillet 1923. Il se substituait aux principales clauses du traité de Sèvres pour refléter le nouveau rapport de forces ainsi créé.

Refuser Sèvres : le sursaut du traité de Lausanne

Le traité de Lausanne, signé le 24 juillet 1923, remplace donc le traité de Sèvres du 10 août 1920. C’est le dernier traité résultant de la Première Guerre mondiale. Il précise les frontières de la Turquie issue de l’Empire ottoman. Après des mois de tractations, il est signé entre, d’une part la Turquie, et d’autre part la France, le royaume d’Italie, le Royaume-Uni, l’empire du Japon en tant que puissances victorieuses, mais aussi le royaume de Grèce, le royaume de Roumanie, le royaume des Serbes, Croates et Slovènes (c’est-à-dire la Yougoslavie) et le royaume de Bulgarie qui seront impactés pour les échanges significatifs de populations en résultant.

Le traité de Lausanne reconnaît en premier lieu la légitimité du régime de Mustapha Kemal installé à Ankara. En échange les Alliés obtiennent la reconnaissance par la nouvelle république turque des pertes territoriales de l’Empire ottoman à Chypre (1878), dans le Dodécanèse (1911), en Syrie, Palestine, Jordanie, Irak et Arabie (1918), dont celles prévues par le traité de Sèvres. Mais en contrepartie, les Alliés renoncent à demander l’indépendance de l’Arménie et l’autonomie du Kurdistan, initialement prévues dans le traité de Sèvres. Au sandjak d’Alexandrette près (réglé entre la France et la Turquie en 1938), les frontières de la Turquie actuelle sont reconnues : la république turque assure ainsi, et fait reconnaître, sa souveraineté sur l’ensemble de l’Anatolie (occidentale et orientale) et sur la Thrace orientale.

La zone démilitarisée mise en place à Sèvres autour des détroits des Dardanelles et du Bosphore est maintenue. Les détroits restent ouverts, sans restriction ni contrôle turcs, au passage aérien et à la navigation maritime internationale. En échange, le contrôle des Alliés sur les finances et les forces armées turques est aboli, ainsi que le régime des « Capitulations ». De la sorte, la Turquie retrouve sa pleine souveraineté avec tous les attributs afférents. Elle évite le risque de colonisation européenne. Par le traité de Kars, conclu en octobre 1921 avec la Russie soviétique, la Turquie avait pu récupérer le territoire de Kars perdu en 1878 par les sultans ottomans. Elle put également bénéficier de l’armement soviétique dans sa lutte contre les Arméniens, les Grecs et la Triple-Entente.

Echanges de populations ou épuration ethnique ?

Le traité de Lausanne est désastreux pour la Grèce. Elle perd tous ses acquis. Elle s’était émancipée de la protection obligatoire que les grandes puissances lui avaient imposée (ou garantie selon les points de vue) à la suite de la guerre d’indépendance grecque des années 1820. Après avoir été à deux doigts de réaliser sa « Grande Idée » (dont la visée était d’unir tous les Grecs dans un seul État-nation qui aurait pour capitale Constantinople), elle doit y renoncer définitivement. Elle doit accueillir un million et demi de réfugiés grecs d’Asie mineure. En outre, 300 000 autres, notamment dans la région du Pont et en Cilicie, doivent se convertir à l’islam et passer à la langue turque pour survivre. C’est ce que les Grecs appellent la « Grande Catastrophe ».

Il est vrai que les kémalistes invitaient en Turquie les minorités turques des pays voisins, souhaitant les échanger contre les minorités chrétiennes vivant en Turquie et dont ils ne voulaient plus. Le traité de Lausanne institua donc ces échanges de populations obligatoires entre la Grèce et la Turquie : 1,6 million de Grecs ottomans contre 385 000 musulmans de Grèce. Ces échanges forcés ont débuté « baïonnette dans le dos », bien avant la signature du traité en juillet 1923. Près d’un demi-million de Grecs de Turquie sont morts (pour la plupart dans les camps ou en route) et 400 000 musulmans, en majorité des Turcs, ont quitté, eux, la Grèce pour la Turquie. L’échange de population était strictement basé sur l’appartenance religieuse. Les exceptions du traité permirent à près de 300 000 Grecs de rester en Turquie à Istanbul et dans les îles concernées, tandis qu’en Thrace occidentale environ 230 000 musulmans purent rester en Grèce. Mais, dans les décennies suivantes, les discriminations et persécutions poussèrent la plupart de ces exemptés à s’exiler d’eux-mêmes, de sorte qu’au XXI° siècle il reste 140 000 musulmans en Grèce et seulement quelques milliers de Grecs en Turquie.

Ces transferts de populations obligatoires avaient déjà commencé avec les génocides arménien et grec pontique. Ils visaient à rendre irréversible ce qui fut appelé « nettoyage ethnique » par l’historiographie grecque et « stabilisation de l’homogénéité ethno-religieuse » par l’historiographie turque. Certains euphémismes pourraient être savoureux s’ils n’étaient dramatiques.

La Turquie, déclin ou sursaut ? La fin d’un monde

Les conséquences de la guerre d’Indépendance, dans le prolongement du premier conflit mondial, sont significatives. L’Empire ottoman cesse formellement d’exister. Il est remplacé par la République de Turquie dirigée par Mustafa Kemal Atatürk. En effet, en 1923, c’est la chute du sultanat. L’année suivante, en 1924, le califat est aboli. Ce changement radical de régime, largement préparé par le gouvernement des Jeunes-Turcs des années 1908 et suivantes, est une étape déterminante du processus révolutionnaire connu dans les années qui suivront sous le terme de kémalisme.

Ces événements peuvent être interprétés de manières divergentes. Certains les perçoivent comme la poursuite d’un irrésistible déclin ponctué par la chute finale du sultanat et du califat. D’autres, comme les kémalistes, au contraire ressentent les faits comme l’invitation à une régénération salvatrice. Encore aujourd’hui, la chose n’est pas définitivement tranchée. Il prédomine une certaine nostalgie de l’idée impériale pour le président Erdogan, volontiers présenté par ses adversaires (et même ses soutiens) comme un aspirant sultan.

Les enseignements de la fin du monde, des questions toujours actuelles

Les accords Sykes-Picot et plus largement tout le processus de dépeçage de l’Empire ottoman demeurent au XXIe siècle un facteur de déstabilisation du Moyen-Orient. En effet, dans les pays arabes, les accords Sykes-Picot sont associés à l’idée d’un destin imposé arbitrairement aux peuples de la région par des puissances européennes (aujourd’hui plus largement occidentales). Ils sont dénoncés, dans les pays arabes, comme un héritage des anciennes puissances coloniales de l’époque, le Royaume-Uni et la France en tête.

La critique de la « diplomatie secrète » de la France et de la Grande-Bretagne est également un thème diffusé sur le moment par le président américain Woodrow Wilson. Le pouvoir révolutionnaire bolchevique fait également partie des détracteurs des accords Sykes-Picot.

Cependant, il existe un élément de stabilité qu’il est nécessaire de noter. Les frontières sont restées telles qu’elles furent tracées en 1919, à l’exception du sandjak d’Alexandrette, annexé par la Turquie en 1939.

Les Balkans restent toujours explosifs. Leur qualificatif de poudrière n’est pas usurpé, même s’il semble difficile de considérer qu’ils puissent être à l’origine d’une nouvelle déflagration d’ampleur, même inférieure à celle du premier conflit mondial qui débuta à Sarajevo. Les tensions avaient été cependant mises quelque peu en sommeil au moment du monde bipolaire de la guerre froide dans la deuxième moitié du XX° siècle. Le couvercle a en partie sauté avec la fin de la guerre froide et la dislocation du bloc soviétique.

L’antagonisme entre la Grèce et la Turquie est loin de s’être totalement éteint. Il est susceptible de se réveiller en certaines occasions. La situation conflictuelle de Chypre en est un exemple.

La déclaration Balfour pose des bases, pas parmi les plus saines et les plus claires, de la future question israélo-palestinienne. La rivalité entre les Séoud et les Hachémites découle des double-jeux des puissances européennes, et principalement de l’anglaise. Il s’agira d’un fil conducteur tenace de l’histoire tourmentée du Moyen-Orient.

De manière plus générale, ces événements accroissent le ressentiment éprouvé par le monde arabe, et au-delà du monde musulman, contre la duplicité des Européens. Il sera de nature à alimenter les revendications contemporaines du « Sud global » à l’égard de l’Occident que nous percevons à l’occasion de certains des conflits actuels.

Francis DASPE

Décembre 2023

Terminer un conflit militaire : la première guerre mondiale

La guerre en Ukraine et le conflit israélo-palestinien posent la question du défi de la construction de la paix. Faire la guerre est certes un défi de taille, mais savoir la terminer et parvenir à la paix en représentent un autre sans aucun doute de taille bien supérieure. La manière dont s’est terminée la première guerre mondiale révèle des enseignements particulièrement instructifs. Et permet également de rétablir quelques réalités historiques souvent bafouées.

Images d’Epinal et réalités factuelles

Les images d’Epinal véhiculées par la fin du premier conflit mondial sont bien connues. La première renvoie à la signature de l’armistice le 11 novembre 1918 en forêt de Rethondes, près de Compiègne. Elle se prolonge avec le traité de Versailles en juin 1919. De ces deux événements bien identifiés dans la mémoire collective, découlent un ressenti côté allemand s’incarnant dans deux formules passées à la postérité. L’armistice serait un « coup de poignard dans le dos » donné à l’armée allemande qui n’était pas vaincue et dont le territoire n’a pas été envahi. L’Allemagne n’a pas perdu la guerre, mais a été trahie par l’arrière. L’armistice, qui signifie arrêt des combats, ne signifiait pas la défaite et la capitulation de l’armée allemande. En conséquence, l’Allemagne espérait pouvoir négocier une paix honorable. C’est dire à quel point le traité de Versailles, aux clauses extrêmement lourdes, fut perçu comme une humiliation et un « diktat ». Coup de poignard dans le dos et diktat, tels furent les éléments que la propagande nationaliste, portée à son paroxysme par les nazis obnubilés par une quête de revanche, reprit à l’envi.

C’est pourtant en grande partie faux. La réalité est bien plus complexe que ce récit instrumentalisé a posteriori laisse à dire. Le rétablissement, dans sa rigueur et son exactitude, du factuel s’avère riche d’enseignements. Pour cela, il convient de rappeler en préalable quelques réalités fondamentales. La guerre devait être courte. C’était la conviction partagée par chacun des deux camps, ce qui explique les départs au front la « fleur au fusil », que les propagandes amplifièrent notoirement. La stratégie de guerre de mouvement devait permettre de parvenir à la victoire rapide. A la fin de l’année 1914, à la suite de l’échec successif des deux offensives (plan Schlieffen côté allemand, puis contre-offensive française de la Marne) et de la course à la mer, une évidence s’impose aux belligérants. Le conflit sera long, dur et meurtrier. Il s’agira d’une guerre de position, d’usure, de tranchées. En outre, les combats se dérouleront presque exclusivement sur le territoire français. Le territoire allemand ne sera pas réellement affecté, ni envahi même au moment de l’effondrement de l’Empire et de la signature de l’armistice. D’où le sentiment, sans doute davantage véhiculé de manière opportune que vraiment ressenti en fin de compte, que l’armée allemande n’avait pas été vaincue. 

L’enthousiasme des débuts de la guerre était retombé au bout d’une année de combats. L’enfer des tranchées devint rapidement le quotidien de ce conflit meurtrier et absurde, ce que vient confirmer les mutineries qui culminèrent en 1917. C’est cela qui explique pour partie les quelques tentatives de paix au cours du conflit. L’idée d’une paix blanche a émergé, c’est-à-dire sans annexions, même si cela ne se traduisit pas dans les faits concrètement.

L’Allemagne lâchée et cernée

En réalité, l’Allemagne est poussée à demander l’arrêt des hostilités. Elle est même la dernière à vouloir résister. Elle est en effet progressivement lâchée par ses alliés à partir de l’automne 1918. Des armistices alors signés par les alliés de l’Allemagne mettent fin à la première guerre mondiale. Sur les fronts des Balkans, du Proche-Orient et d’Italie, la Bulgarie, l’Empire ottoman et l’Autriche-Hongrie ne peuvent soutenir l’effort de guerre et se retrouvent dans l’incapacité de poursuivre les hostilités. Ils laissent l’Allemagne complètement isolée, et contribuent à sa capitulation le 11 novembre 1918.

C’est d’abord la Bulgarie qui demande l’armistice le 29 septembre. Un mois plus tard, l’empire ottoman signe à son tour l’armistice de Moudros le 30 octobre. Après la défaite de Vittorio Veneto face aux troupes italiennes, l’empire austro-hongrois est contraint de signer l’armistice le 4 novembre à Villa Giusti. La défection de l’Autriche-Hongrie est un coup dur pour les Allemands qui perdent ainsi leur principal allié du bloc germanique constitué un demi-siècle plus tôt sous les auspices de Bismarck.

A la suite de la grande offensive lancée le 8 août par les Alliés commandés par le français Foch, les troupes allemandes se retrouvent dans une situation délicate. Pour la première fois, des milliers de soldats allemands se rendent sans combat. En Allemagne, l’empereur Guillaume II refuse d’abdiquer, ce qui entraîne des manifestations en faveur de la paix. Le 3 novembre, des mutineries éclatent à Kiel : les marins refusent de livrer une bataille « pour l’honneur ». La vague révolutionnaire allemande gagne tout l’Empire. Le 9 novembre, le kaiser Guillaume II est contraint d’abdiquer. L’état-major demande alors que soit signé l’armistice. Le gouvernement de la nouvelle République allemande le signe dans la forêt de Compiègne à côté de Rethondes le 11 novembre 1918, dans le fameux wagon qui sera réutilisé plus de vingt ans plus tard à la demande expresse d’Adolf Hitler. Les Allemands, qui n’ont pas connu la guerre sur leur territoire et ont campé pendant quatre ans en terre ennemie, imaginent mal qu’ils sont vraiment vaincus. Car, en comparaison des dévastations causées en territoire ennemi, principalement français, la puissance allemande n’est pas véritablement affectée en profondeur. La puissance industrielle (élément majeur de la force d’une nation) de l’Allemagne est en partie intacte.

Place à la propagande : sauver la face

C’est ainsi que va naître la thèse du coup de poignard dans le dos, ensuite relayée et confortée par celle du diktat du traité de Versailles. En effet, pour sauver les apparences, l’état-major allemand fait circuler cette thèse de la trahison de l’arrière, qui sera de surcroît imputée au nouveau régime de la République de Weimar. Hitler en fera son miel quelques années plus tard. A sa suite, les propagandistes nazis pourront déclarer que l’armée allemande avait protégé le pays et ne s’était pas rendue, la défaite incombant uniquement aux civils. Et aux tenants d’un régime plus démocratique, la République de Weimar. Et ce d’autant plus que des dirigeants allemands d’origine juive, comme Matthias Erzberger ou Walter Rathenau, furent assimilées aux discussions et à l’acceptation des textes honnis. Les deux finirent d’ailleurs assassinés par l’extrême droite.

Les (nombreux) traités de paix à la suite de la première guerre mondiale ne sauraient se limiter à celui de Versailles, certes le plus connu par notre historiographie européano-centrée (il serait plus juste de dire occidentalo-centrée). Ils dépassent très largement le sort particulier de l’Allemagne. Ils provoquent en réalité la chute immédiate de trois gigantesques empires (allemand, austro-hongrois, ottoman, sans même compter le russe dont l’effondrement précéda leur chute) et la recomposition politique aussi bien de l’Europe centrale que du Proche-Orient au profit des vainqueurs.

Agathe RAIENO

Décembre 2023

Le vertige des chiffres…  La Corée du Sud illibérale ?

Chiffres extraits d’un article paru dans Le Monde Diplomatique n° 832 de Juillet 2023.

La Corée du Sud est la 12° puissance économique mondiale. Elle fait partie des NPI (nouveaux pays industrialisés) d’Asie de la première génération (c’est-à-dire des quatre dragons avec Singapour, Taïwan, Hong-Kong). 

Les Sud-Coréens travaillent en moyenne 1910 heures par an. La moyenne pour les pays de l’OCDE (Organisation de coopération et de développement économiques) s’établit à 1716 heures (1490 en France, 1349 en Allemagne).

Cependant, ce chiffre minore la réalité des horaires réellement pratiqués. En effet, en Corée du Sud, un mécanisme permet aux entreprises de verser un « forfait heures supplémentaires » indépendant du temps d etravail effectivement réalisé.

60% des salariés ne prennent pas tous leurs congés. Le plus souvent par peur de perdre leur emploi.

Le temps de travail par semaine est de 52 heures. Un projet vise à l’augmenter à 69 heures. Ce projet prévoit aussi de pouvoir travailler jusqu’à 120 heures par semaine, quitte à se reposer ensuite les semaines suivantes. 120 heures par semaine, cela équivaut en fait à 7 heures de travail par jour pour une semaine de 7 jours de travail.

Les manifestations ne sont tolérées que les décibels produits par la sonorisation ne dépassent pas 95 décibels (soit le ronflement d’un sèche-cheveux). Sans quoi, les contrevenants s’exposent à des peines de prison pouvant aller jusqu’à 6 mois.

Les treize présidents du syndicat KCTU (confédération coréenne des syndicats) créé en 1995 ont été emprisonnés.

Plus de la moitié des salariés sud-coréens sont dit « irréguliers ». C’est-à-dire les précaires, les pseudos auto-entrepreneurs, les sans-papiers, salariés soumis à des dispositifs de sous-traitance en cascade les privant de des droits et de la protection sociale accordés par les grands groupes.

Pendant la période de pandémie, les salaires du groupe Daewo ont été amputés de 30%. Les salariés qui demandaient le rattrapage ont obtenu une augmentation de 4,5% de leurs rémunérations.

L’entreprise à cependant porté plainte contre 5 dirigeants syndicaux. Elle exige qu’ils lui remboursent (de leur propre poche) les pertes liées aux divers retards de production. Soit 33 millions d’euros.

En Corée du Sud, l’âge officiel de départ à la retraite est de 60 ans. Mais il faut attendre 65 ans pour percevoir la pension versée par l’Etat. A taux plein, la pension équivaut à environ 30% des derniers salaires perçus. La plupart des sud-coréens doivent donc travailler après l’âge légal de d »part à la retraite dans des emplois précaires et mal payés.

Un dispositif gouvernemental a en outre aggravé la situation depuis une dizaine d’années. Les entreprises ont été autorisées à réduire les rémunérations des travailleurs les plus âgés, à partir de 56 ans le plus souvent, au prétexte de favoriser l’emploi des jeunes. C’est ainsi que les dernières années de travail, celles qui sont prises en compte pour le calcul des pensions de retraites, se caractérisent par une baisse significative des salaires.

Les personnes âgées de plus de 65 ans représentent plus de la moitié des pauvres.

Les primes de licenciement débutent à partir du douzième mois de travail. Mais la plupart des contrats de travail sont de 11 ans. A chaque renouvellement, le compte reprend à zéro : les salariés n’acquièrent donc aucun droit.

La Corée du Sud affiche le plus faible taux de natalité du monde : 0,78 enfant par femme. Une étude de 2021 indiquait qu’un séoulite (habitant de Séoul) sur 3 n’avait pas fait l’amour depuis plus d’un an.

Entre 1948 et 1949, la répression sur l’île Cheju d’un soulèvement populaire, que les autorités américaines et le dictateur Rhee Syngman accusaient d’être communiste, a fait plus de 30 000 victimes. Soit environ 10% de la population de l’île.

Dans les années 1980, plus de 40 000 « délinquants », pour beaucoup coupables d’être communistes, seront internés dans le réseau de camps de rééducation mis en place par la dictature sud-coréenne.

Thierry DONGUAT

04 / 10 / 2023

ASSOCIATION POUR LA GAUCHE REPUBLICAINE ET SOCIALE– Prométhée

Chez Francis Daspe  19 avenue Carsalade du Pont, porte 2, 66100 PERPIGNAN

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La question d’Orient renouvelée loin des yeux de l’Occident ?

Le soleil se lève à l’Est, c’est une certitude. Une grande lueur a pu venir de l’Est, c’est une conviction qui peut ne pas être partagée. Aux XIX° et XX° siècles, ce qui était appelée « la question d’Orient » a fortement influencé les orientations géopolitiques de la planète, contribuant à façonner les enjeux du monde contemporain.

Cette Lettre du mois de l’AGAUREPS-Prométhée, nouveau numéro spécial consacré à la géopolitique, remet sur le devant de la scène la question d’Orient. Cela est fait par l’intermédiaire d’un long texte revenant sur un événement trop souvent minoré, la désagrégation de l’empire ottoman à la fin de la première guerre mondiale. Ce fut en effet un événement géopolitique considérable, dont il n’a pas toujours été pris la mesure comme il aurait fallu. Les incidences sur un nombre élevé des conflits les plus actuels ne sont pas anodines. Elles participent à offrir une grille de lecture et d’analyse possédant quelque pertinence à la situation géopolitique du moment présent.

Un autre texte examine quelques uns des aspects caractérisant les conditions de la fin de la première guerre mondiale. Il donne incontestablement matière à réfléchir, mettant en exergue quelques aspects apparemment bien connus. Mais ceux-ci ne sont pas pour autant dénués d’approximations malvenues ou de lieux communs confinant à l’occasion au contresens. Les deux participent pareillement à entretenir une compréhension obscurcie de la réalité, d’autant plus que d’autres faits franchement méconnus ou oubliés exigent d’utiles précisions rectificatives.

Enfin, un dernier article de la rubrique « Le vertige des chiffres » porte sur la Corée du Sud. Il est réalisé à partir d’un article paru dans Le Monde Diplomatique. Il permet un décryptage édifiant d’une autre réalité, confinant à l’illibéralisme, mais masquée en raison des enjeux liés à l’affrontement idéologique de la guerre froide. Edifiant, car la réalité dramatique et indéfendable de la situation en Corée du Nord ne peut s’exonérer à moindres frais de se pencher sur d’autres, indiscutablement dérangeantes, du voisin du Sud.

On assiste bien à un renouvellement de la question d’Orient, et pas seulement en raison du déclenchement de deux guerres dans ces contrées, en Ukraine et à Gaza. Ce qui s’y passe est véritablement stratégique. Pourtant, l’Occident dominant semble ne pas en prendre toute la mesure, du moins dans sa complexité excluant toute vision manichéenne, et par delà le « deux poids deux mesures » qui lui est souvent reproché. Ces failles et ces insuffisances fournissent des arguments à la remise en cause de l’hégémonie de l’Occident exprimée par ce que l’on appelle désormais le Sud global.

Les enjeux géopolitiques sont bien évidemment structurants. C’est pour cela qu’il s’agit d’un des fils rouges de la réflexion de l’AGAUREPS-Prométhée. Aux oppositions classiques du XX° siècle, une première entre l’Est et l’Ouest, une deuxième entre le Nord et le Sud, le XXI° siècle laisse émerger de nouvelles lignes de fractures issues pour partie du télescopage des anciennes oppositions jamais soldées et de leurs inextricables interpénétrations. Parfois dans un inquiétant déni de réalité de l’Occident.

Francis DASPE

La question d’Orient renouvelée loin des yeux de l’Occident ?

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Cycle de réunions publiques en Aquitaine de l’AGAUREPS-Prométhée sur les liens entre République et Révolution

L’AGAUREPS-Prométhée organise un cycle de réunions publiques dans l’ancienne région Aquitaine  dans la semaine du 14 au 17 février 2024. Elles porteront sur le thème « La République, héritière et héritage de la Révolution ». Ces conférences / débats seront animées par Francis DASPE, Secrétaire général de l’AGAUREPS-Prométhée.

Quatre rendez-vous sont programmés :

– mercredi 14 février, à Mont-de-Marsan, Maison des Associations Joëlle Vincens (39 avenue Martin Luther King), à 18 heures 30

– vendredi 16 février, à Bordeaux, Athénée municipal (10 place Saint-Christoly), à 19 heures 

– samedi 17 février, à Marmande, Salle Damouran (angle square Verdun et rue de la Libération), à 15 heures.

– samedi 17 février, à Saint-Macaire, salle des mariages, Mairie (8 allées des Tilleuls),  à 19 heures.

La République se prête aisément aux débats et aux polémiques, comme le rappelle l’actualité. Principes ou valeurs républicains, front républicain, arc républicain, autant de notions mal définies, mal utilisées, qui en fin de compte obscurcissent le débat public, soit par méconnaissance historique (coupable) ou par (basse) instrumentalisation politicienne. Comprendre la République, à la fois le mot, la chose et l’esprit, nécessite de revenir aux sources, c’est-à-dire à la connaissance de  l’histoire de la Révolution française et de ses prolongements.  

Dans cette période de grandes confusions idéologiques et de très préoccupantes dérives illibérales pointées par des institutions internationales comme l’ONU, il apparaît nécessaire et bienvenu de rappeler que la République est héritière et héritage de la Révolution.

Francis DASPE, secrétaire générale de l’AGAUREPS-Prométhée

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LETTRE DU MOIS DE L’AGAUREPS-PROMÉTHÉE N° 167 JANVIER / FéVRIER 2024

Sommaire du numéro 167 : Spécial « Hégémonie culturelle »

  • Edito de Thierry DONGUAT « Tous les chemins de la lutte mènent à Gramsci » page 2
  • Hégémonie culturelle sur le thème « Droite et Extrême droite » : « Bête immonde – Blocage démocratique – Tectonique des plaques »page 3
  • Hégémonie culturelle sur le thème « Laïcité » : « Laïcité chérie, que de vilenies en ton nom ! »page 10
  • Hégémonie culturelle sur le thème « Histoire » : « Les nouveaux contre-révolutionnaires de l’arc républicain »page 13
  • Fiche d’adhésion (facultative mais conseillée…) pour 2024 page 16

Edito:

Tous les chemins de la lutte mènent à Gramsci

Cette nouvelle année 2024 ne s’annonce pas sous les meilleurs auspices. Le climat politique est en effet vraiment préoccupant. Des dégradations se font ressentir de manière récurrente et systémique, et ce depuis plusieurs années. Il en résulte un parfum d’ambiance qui sent très mauvais. Certains en viennent à conclure que l’hégémonie culturelle serait en passe d’être gagnée par le camp honni d’en face.

C’est pourtant un camp qui n’en menait pas large au lendemain de la seconde guerre mondiale, avec entre autre l’adoption du programme du Conseil National de la Résistance. Un camp qui, il faut le répéter, sortait profondément discrédité du conflit. D’abord pour avoir crû aux potions libérales « déflationnistes », pour reprendre la terminologie de l’époque, et en conséquence en avoir très largement abusé pour faire face à la grave crise économique des années 1930 ; ensuite d’avoir trop souvent trempé dans la collaboration avec l’occupant nazi, conformément au mot d’ordre maintes fois répété par les possédants, « plutôt Monsieur Hitler que le Front Populaire ».

Depuis, le rapport s’est hélas notoirement modifié. Sous l’effet d’abord de l’offensive néolibérale enclenchée au tournant des années 1970 et 1980 par Margaret Thatcher et Ronald Reagan, favorisant l’irruption de ce que l’on ne nommait pas encore la mondialisation. Puis ces dernières années par le biais d’un raidissement autoritaire des partisans inconditionnels de la loi du marché, avec la promotion de l’austérité et la redécouverte de l’ordo-libéralisme. Ces ruptures, communément appelées contre-révolutions, qu’elles soient conservatrices ou néolibérales, ont en définitive ouvert la voie à l’acceptation des différentes composantes de la galaxie de l’extrême droite. Car une indiscutable filiation existe entre les deux mouvements, en vertu du théorème von Papen, du nom de l’ancien chancelier allemand qui favorisa la nomination à ce poste en janvier1933 d’Adolf Hitler.

Dans ses écrits passés à la postérité, Antonio Gramsci alertait sur la nécessité de conquérir l’hégémonie culturelle, en préalable à tout succès politique et électoral. Cela suppose un travail de fond méthodique. Ce fut une des raisons d’être que revendiqua l’AGAUREPS-Prométhée au moment de sa création, il y a plus de vingt ans, en 2002. Elle en fit une de ses boussoles. Elle s’y est tenue scrupuleusement. Cette première Lettre de la nouvelle année 2024 en offre une illustration constamment renouvelée. La question de l’hégémonie culturelle, à approfondir ou à reconquérir, est particulièrement sensible pour constituer une urgence.

Son contenu, composé de plusieurs tribunes embrassant différents domaines, montre que tous les chemins du combat politique mènent à la tâche assignée par Antonio Gramsci. Ou du moins qu’il oblige à y revenir régulièrement et inlassablement, avec une détermination sans faille.

Thierry DONGUAT 04 / 01 / 2024

Hégémonie culturelle : Droite et extrême droite 

Tribune 1 :

La pourtant tellement résistible ascension de la bête immonde

Tribune parue sur le site de Mediapart le 07 décembre 2023.

Francis DASPE est auteur de deux ouvrages sur le sujet, « La révolution citoyenne au cœur » (Eric Jamet éditeur, 2017) et « 2022. Pour renverser la Table à la présidentielle » (Eric Jamet éditeur, 2020).

Il est aussi secrétaire général de l’AGAUREPS-Prométhée et impliqué dans La France Insoumise.

Une (mauvaise) musique de fond, autant lancinante que sordide, résonne insidieusement à nos oreilles. Elle voudrait nous persuader que le combat contre la « bête immonde » serait perdu. La voie du triomphe semblerait lui être ouverte. Nous serions en conséquence conviés à nous résigner, puisque tout convergerait vers cet inéluctable destin imposé qui nous est promis à grand renfort de gesticulations. En effet, la pensée dominante ne lésine pas sur les moyens : des sondages plus ou moins frelatés, des médias plus ou moins complaisants, des succès électoraux plus ou moins réels. L’incitation et l’invitation à capituler se font de plus en plus impératives.

La situation peut nous faire penser à l’ouvrage de Bertolt Brecht « La Résistible ascension d’Arturo Ui ». Déjà en son temps, cette histoire de gangster de Chicago, écrite en 1941, pendant l’exil de l’auteur allemand en Finlande, pouvait être interprétée comme une parabole du nazisme et de la toute aussi résistible arrivée au pouvoir d’Adolf Hitler. Elle ne prend que davantage d’acuité au regard de l’actualité.

Plus que jamais, nous sommes amenés à nous demander en quoi consiste la « bête immonde ». Il s’agit d’abord d’un parfum d’ambiance particulièrement nauséabond et nauséeux. Elle est ensuite le produit de la conjonction d’une extrême droite dédiabolisée et d’une droite décomplexée. Il en résulte une grande porosité des frontières entre les deux : une droite devenue droite extrême et une extrême droite maintenue quoique relookée autant par elle-même que par d’autres. De la sorte, se raffermissent les envies d’un rapprochement rebaptisé union de l’ensemble des familles de droite. Une sorte de pacte sacré des possédants. Ces confins autrefois nettement délimités par des garde-fous, fermes en apparence seulement, prennent aujourd’hui la sinistre réalité d’une terra incognita pour les principes républicains qui y sont notoirement battus en brèche. Il ne s’agit plus d’un no man’s land : les groupes et les personnes s’y retrouvent à foison pour œuvrer à l’inquiétante besogne. Il n’est plus possible d’affecter de penser qu’il s’agisse d’un espace politique inoccupé, marginalisé ou en déshérence. 

Sans quoi l’actualité se chargerait de nous ramener à la dure réalité. En France, les faits se multiplient pour témoigner des dérives structurelles en cours. Inutile d’en énumérer les tristes et inquiétants épisodes, où les faits divers le disputent aux actes politiques peu reluisants mais ayant désormais « pignon sur rue ». C’est également le cas en Europe, avec l’omniprésence des formations d’extrême droite, sous des configurations certes variables mais bien réelles, entre contrôle du pouvoir en Hongrie ou en Italie, victoires électorales aux Pays-Bas, participation à des coalitions gouvernementales en Finlande, soutien à des gouvernements en Suède, en tête des intentions de vote pour les prochaines législatives en Belgique ou en Autriche, ou forces montantes en Espagne, Croatie ou Roumanie. Sans oublier la récente poussée xénophobe en Irlande qui nous a saisis d’effroi, tant ce pays semblait être à l’abri de ce genre de dérives. Comme dans la fable de La Fontaine, les animaux malades de la peste, si tous les pays n’y succombent pas, tous en sont désormais frappés.

Dans ces conditions, que faire pour éviter le retour de la bête immonde ? Contentons-nous de quelques pistes. En premier lieu, un sursaut à gauche s’impose. Il est nécessaire de tenir ferme sur les principes et les mots. Cette exigence engage le programme et la stratégie. Il devient vital de ne pas permettre à certains de flancher, qui peuvent finir de préférer Hitler plutôt que le Front Populaire, même sous des formes renouvelées présentées comme inoffensives sous le paravent d’un improbable arc républicain. Il n’y a hélas pas qu’à droite que l’on raisonne (ou déraisonne) de la sorte. Dans la région Occitanie, le nombre élevé de députés d’extrême droite élus en 2022 en témoigne pour partie, si besoin était. Car les « allergiques congénitaux compulsifs » à la NUPES y ont puissamment concouru.

Nous devons nous interroger sur la fonction de l’extrême droite au sein du système qu’elle affecte de combattre. Dans toutes ses dimensions, elle agit comme son assurance-vie. Elle garantit le maintien du capitalisme ; elle préserve les intérêts des oligarchies ; elle constitue un appoint fidèle aux coalitions politiques qui gouvernent, dans le seul but d’opposer un barrage à une majorité de transformation sociale. En attendant peut-être d’être considérée comme le plan B d’un système aux abois, dans la logique immuable du « tout saufs les rouges et les partageux ». La situation politique dégradée rendant possible ce scénario est bien identifiée : la déliquescence des fonctions régaliennes. Il convient alors de lutter résolument contre un tel péril. L’irruption, constatable en de maintes occasions, à visage découvert, de forces paramilitaires, ou à tout le moins en singeant la réalité, exige de hausser le niveau d’alarme. 

Il n’est pas inutile de rappeler que le parti nazi, à son apogée lors des élections législatives de juillet 1932, était loin de disposer de la majorité absolue. Il ne pouvait pas accéder au pouvoir en l’état. A l’occasion des nouvelles élections de novembre, il perdait en quatre mois environ deux millions de suffrages. Mais dans le cadre de la mécanique infernale du plan B d’un système menacé par la rupture populaire, Adolf Hitler accédait alors à la chancellerie : son échec relatif lui donnait sans doute une plus grande respectabilité à accéder à la chancellerie aux yeux du cartel des possédants qui pensait pouvoir mieux le contrôler. La prise du pouvoir par Hitler était réellement « résistible ». Car l’extrême droite reste confrontée à un obstacle de taille afin de parvenir à cet objectif, celui de la coalition gouvernementale à construire. La pourtant réelle victoire de Geert Wilders aux Pays-Bas est loin de lui assurer la constitution d’un gouvernement qu’il dirigerait. On connaissait les rigueurs d’un plafond de verre bridant ses velléités de victoire. Il faut y ajouter en sus l’existence de « murs de verre », limitant ses chances de constituer autour d’elle une coalition en vue de gouverner. Enserrée entre un plafond et des murs, l’extrême droite reste encore assez largement dans une « cage de verre ». Les efforts pour l’en extraire existent malheureusement, entre dédiabolisation, banalisation, intégration dans d’improbables arcs prétendument républicains, invitations à marcher contre ce qui l’a toujours fondée et encore aujourd’hui en dépit de dénégations dérisoires.

C’est pour cela que nous faisons nôtre la formule finale de Bertolt Brecht qui indiquait que « le ventre est encore fécond, d’où a surgi la bête immonde ». Quand bien même il suffirait de bien peu de choses pour l’empêcher d’advenir à nouveau. Une éventuelle nouvelle ascension est en définitive tellement résistible ! Mais peut-être est-ce demander trop à certains de faire pourtant si peu pour faire rempart à la bête immonde ?

Francis DASPE

Tribune 2 :

La progression des extrêmes droites se nourrit d’un blocage démocratique en Europe

Tribune parue sur le site de Marianne le 29 novembre 2023.

François COCQ est essayiste et membre du collectif « Les Constituants ». Il est aussi président de l’AGAUREPS-Prométhée.

Le PVV (Parti pour la liberté) de Geert Wilders est donc arrivé en tête du scrutin législatif qui s’est tenu mercredi 22 novembre aux Pays-Bas, avec pas moins de 8 points d’avance sur ses poursuivants. Depuis, la litanie des analyses s’inquiète à moindres frais de la poussée de l’extrême droite en Europe, présentant celle-ci comme un phénomène endogène à nos sociétés.

Rien de mieux donc pour exonérer le reste de la sphère politique de ses responsabilités dans l’enracinement et la progression des droites radicales, voire pour présenter les autres forces politiques comme des victimes des choix citoyens. Une telle cécité est démocratiquement criminelle.

Un blocage démocratique

Bien sûr, l’extrême droite avance dans la plupart des pays de l’Union européenne. Avant son succès électoral au Pays-Bas, le SNS (Parti national slovaque) avait quelques semaines auparavant fait son entrée dans la coalition gouvernementale sortie des urnes en Slovaquie. En Finlande, le Parti des Finlandais participe au gouvernement depuis avril dernier. Les Démocrates de Suède occupent quant à eux 73 des 300 sièges de la Chambre depuis septembre 2022 et ont apporté un soutien sans participation à la formation du gouvernement.

Au même moment en Italie, Frères d’Italie, la Ligue et Forza Italia se retrouvaient pour former le gouvernement Meloni. Sans compter la dynamique supposée du Rassemblement national (RN) en France selon les sondages, ou encore la percée jusque dans les Länder de Hesse et de Bavière de l’AfD en Allemagne. Après chacune de ces élections, c’est alors la même complainte tant chez les commentateurs qu’au sein d’une gauche bien-pensante : l’extrême droite progresse parce que nos sociétés seraient intrinsèquement plus polarisées et plus radicalisées, le champ du politique restant extérieur à une telle mutation.

C’est oublier – volontairement – que la progression des extrêmes droites se nourrit d’un blocage démocratique à l’échelle du continent. L’effondrement du bipartisme au tournant de la décennie 2010 a laissé place aux grandes coalitions « gauche-droite » (Groko) pour permettre à ceux qui, jusqu’alors, se succédaient au pouvoir, de se le partager pour s’y maintenir : 14 des 28 pays de l’UE étaient ainsi sous le régime de grande coalition en 2014. Mais très vite, dans la deuxième partie de la décennie, la poursuite du mouvement destituant a fait voler en éclat cet artifice de système. Les citoyens ont bloqué en conscience le jeu électoral. Aucune majorité ne se dégageait plus alors des urnes (16 des 28 pays de l’UE en 2018), même malgré des retours répétés devant les électeurs (Italie, Espagne, Bulgarie…).

Les délais pour former des gouvernements se sont allongés (271 jours aux Pays-Bas en 2021, 464 en Belgique en 2020…) et les sangsues du pouvoir ont accepté le principe de la démocratie minoritaire pour garder leur rang. Soit en gouvernant de manière minoritaire (Belgique en 2020, Suède jusqu’en 2022, Espagne jusqu’en 2023, France depuis 2022…), soit par le biais de coalitions hétéroclites dites « grand chapiteau » ou technocratiques (Allemagne, Autriche, Belgique, Luxembourg, Espagne, Irlande, Bulgarie, Pays-Bas…). Bien qu’exprimée, l’aspiration destituante des peuples ne peut être purgée de la sorte. Ainsi, l’extrême droite prospère sur un rejet par les citoyens de l’offre politique existante.

« Stratégie du socle »

Pire, l’acceptation de la démocratie minoritaire dans son principe conduit les forces électorales à adopter « la stratégie du socle » : faute de perspective majoritaire, elles se concentrent sur leur socle électoral pour sortir en tête du scrutin. L’objectif n’est plus de rassembler mais de se compter et, pour ce faire, de cliver. La polarité n’est désormais plus tant celle qui existerait sui generis au sein des sociétés que celle qui y est importée par un champ politique où les partis privilégient le communautarisme électoraliste en ne s’adressant qu’à des franges bien circonscrites du corps électoral.

Un tel enfermement dans cette stratégie était jusqu’à présent l’assurance-vie des partis dans une position centrale (tel Emmanuel Macron en France qui l’a adoptée comme stratégie unique depuis 2017) qui bénéficient ensuite des lois de la gravitation politique pour attirer à eux les corps plus faibles qui l’entourent. Il est par contre plus surprenant (sauf à ce qu’ils ne se contentent de ne faire que de la « boutique ») que des forces de périphérie comme La France insoumise (LFI) adoptent cette même stratégie du socle, se résolvant alors à la démocratie minoritaire alors même qu’ils ne peuvent en tirer bénéfice. Face à ceux-là, le Rassemblement national, qui dispose, lui, d’un socle originel, se garde bien d’être dans ce mouvement centripète et prend même le contrepied en cherchant à élargir son assise.

L’autre raison de la poussée des extrêmes droites tient pareillement à un problème d’offre politique. Nul ne peut aujourd’hui prétendre répondre aux aspirations des citoyens s’il pratique l’eurobéatitude ou s’il maintient artificiellement des angles morts de la pensée sur des sujets comme l’immigration ou l’insécurité. Dans le premier cas, on n’oubliera pas qu’aux Pays-Bas, les sociaux-démocrates avaient rapatrié pour cette élection le vice-président de la Commission européenne Frans Timmermans. Dans le second, la gauche moraline préfère la rente électorale garantie par ses totems sur le sujet plutôt que de chercher à y répondre. Sera foudroyé sur-le-champ celui qui cherchera à s’y confronter, comme l’a été Arnaud Montebourg lors de son éphémère campagne de 2022.

Faillite démocratique

À l’inverse, dans d’autres pays, certains ont pris acte du hiatus entre les électeurs et ceux qui prétendent les représenter. Ainsi Sahra Wagenknecht en Allemagne qui, ayant fraîchement rompu avec Die Linke, est créditée de 14 % des intentions de vote. Ou comme le KKE en pleine émergence en Grèce (donné à 12 %) qui fait désormais jeu égal avec Syriza. Leur positionnement résolument antilibéral et prônant la répartition des richesses sur un plan économique et social assume d’être beaucoup plus protecteur sur les questions régaliennes et de souveraineté. Ce qui offre de la sorte à la fois une échappatoire à un électorat tiraillé entre deux aspirations que les partis en place présentent comme incompatibles, mais aussi une perspective pour reprendre à l’extrême droite un champ qui lui avait été abandonné.

De fait, ce n’est pas tant chez leurs anciens partenaires que mordent ces partis que chez un électorat trop longtemps laissé orphelin. Moins qu’un mouvement inéluctable de l’histoire, la poussée des extrêmes droites est avant tout la résultante de la faillite démocratique d’une offre politique qui a rompu avec les aspirations populaires.

François COCQ

Tribune 3 :

La tectonique des plaques des droites, ou la dérive des principes

Tribune parue sur le site de La Tribune du Dimanche le 03 / 01 / 2024

Le vote de la loi « Asile et immigration » portée par le ministre Darmanin constitue un (nouveau) franchissement de seuil. A droite, et même au-delà, la tectonique des plaques a bougé de manière sensible. La dérive des continents de la galaxie droite et extrême droite a provoqué des rapprochements, davantage prévisibles qu’inédits, sans qu’il soit toujours aisé de distinguer dans quelles proportions il en résultera porosité ou heurts.

On savait déjà à quel point Emmanuel Macron avait été en 2017 le plan B de l’oligarchie. Aujourd’hui, dans la grande famille des possédants unie par une solidarité de classe, il devient délicat de savoir qui est le plan B de qui. En réalité, on observe une prolifération de plans B réciproques, au sein d’un entre soi cimenté par de multiples connivences, quand il ne s’agit pas de consanguinité en bonne et due forme.

L’extrême droite devient de manière récurrente le plan B des possédants. Ceci n’est guère surprenant, s’inscrivant dans la veine accordant une préférence assumée à Hitler plutôt qu’au Front populaire. En retour, Macron et Les Républicains servent plus que jamais de levier à l’extrême droite pour la réalisation de son entreprise de dédiabolisation et de banalisation ; cette dernière reçoit désormais les sésames requis pour intégrer le prétendu arc républicain et participer au bal. Les Républicains servent de béquille au Président Macron afin d’acter définitivement et irrémédiablement le fait que la macronie soit de droite et de droite, nouvelle version actualisée de la fiction du « et en même temps ». L’absence de majorité parlementaire des macronistes permet à la droite classique du groupe Les Républicains de se donner l’impression qu’elle compte encore en dépit de sa désagrégation avancée. Peut-être la Macronie, pour pallier son insuffisance avérée de talents, aspire à transformer Les Républicains en un éventuel vivier de dirigeants potentiels dans lequel puiser, au gré des ambitions et des débauchages, comme l’illustrent les exemples des Le Maire, Darmanin, Philippe ou Castex.

Dans ce panorama il convient de s’attarder sur le rôle singulier, et paradoxal, tenu par Eric Zemmour. Décomplexé et peu préoccupé par l’impératif de dédiabolisation, il s’engage pleinement dans la bataille idéologique pour en repousser autant que faire se peut les limites, ou les dérives, c’est selon les points de vue. Mais parallèlement, il appelle à une union des différentes familles historiques de droite, sur des bases communes à la droite extrême et à l’extrême droite. Dans cette optique, dénonçons d’emblée l’enfumage que constitue la tentation évoquée par certains d’un partage des tâches (ou d’une synthèse) entre les questions régaliennes, attribuées à une droite plus dure, et les questions économiques et sociales, réservées à une droite plus libérale. Chacune des composantes de ce vaste espace de conservateurs et de réactionnaires possède en elle ces deux dimensions. Seules la priorité et la proportion peuvent varier. C’est en cela que consiste sans nul doute la « synthèse bollorienne » dans son accomplissement le plus parfait.

La porosité des idées et des principes est indiscutable. C’est inquiétant, car cela équivaut à l’acceptation de thèses nauséabondes et nauséeuses. Elles finissent par accoucher de la bête immonde. Car la porosité n’empêche pas le surgissement de catastrophes sismiques de grande ampleur.

Il y aura nécessairement des heurts. Car par delà les intérêts de classe communs, les ambitions et les esprits de chapelle s’entrechoquent en fin de compte plus ou moins violemment. Il n’y a qu’à observer comment certaines oppositions de façade, effectivement très largement factices, sont surjouées. Ce fut le cas au moment de la loi sur les retraites, c’est le cas pour celle sur l’immigration. Ces oppositions surjouées se traduisent par des surenchères consternantes. Parfois, comme dans un jeu de rôle bien huilé, elles aboutissent à des aggravations mortifères. Et l’hypothèse que cela puisse déclencher là aussi le triomphe de la bête immonde n’est hélas pas à écarter d’un revers de main.

Les franchissements de seuil sont à prendre avec le plus grand sérieux, surtout quand ils mettent en jeu de manière coordonnée les principes idéologiques et les actes politiques. Ils ouvrent la voie à la possibilité des catastrophes les plus sordides. Indéniablement, c’est de cela dont il s’agit aujourd’hui. Le très mauvais parfum d’ambiance doit nous alarmer afin de réagir en conséquence, pour rendre possible une alternative populaire progressiste plus jamais indispensable.

Francis DASPE 

Hégémonie culturelle : Laïcité

Tribune 4 :

Laïcité chérie, que de vilenies en ton nom !

Tribune parue sur le site de Marianne le 19 décembre 2023 sous le titre « Préserver la laïcité équivaut à garantir la souveraineté populaire ».

La laïcité n’a pas été consensuelle. Elle a mis du temps à surmonter force obstacles et, de ce fait, à s’imposer durablement. Très longtemps, ceux qui n’en voulaient pas ne pouvaient concevoir de société stable sans une imprégnation profonde de la religion et une acceptation plus ou moins tacite d’un contrôle social dévolu à l’Eglise. Dans un même élan, et en parfaite cohérence, ils récusaient fermement toute forme républicaine au régime politique dans lequel ils entendaient vivre.

Aujourd’hui, les héritiers de ces courants politiques réactionnaires ou conservateurs, termes initialement distincts mais se recoupant de plus en plus, existent toujours. Mais ils en viennent désormais, ironie de l’histoire, à exciper sans discontinuer le mot laïcité dans l’espoir de trouver une solution magique à toutes leurs préoccupations, quand il ne s’agit pas d’obsessions peu avouables. Le mot, mais certainement pas la chose. Car c’est presque toujours dans une perspective effectivement réactionnaire et conservatrice que la laïcité est conviée à leur secours.

C’est ainsi que l’actualité regorge d’exemples de la sorte. Il ne s’agira pas d’en établir un inventaire, car le récent triste épisode élyséen n’en représente hélas que la face émergée de l’iceberg. Il convient davantage de prendre un peu de hauteur de point de vue, afin d’accéder aux principes dont le respect équivaudrait à un antidote à toutes ces dérives.

Il est en effet impossible de contester que la laïcité soit depuis trop longtemps bousculée, contournée, dénaturée, instrumentalisée, battue en brèche et même humiliée. En ton nom, que de confusions, de contresens, d’offenses on commet ! Et ceci tout en affectant de te chérir ! Il y eut un temps où les adjectifs accolés à profusion au mot laïcité servaient à la déqualifier ou même à la disqualifier de manière sournoise.

La laïcité est d’abord une exigence fondamentale. Elle n’est donc pas par conséquent une simple et vulgaire tolérance. Elle ne peut se confondre, par le travers d’une regrettable confusion, avec une quelconque forme d’œcuménisme. Elle ne peut pas, également ou symétriquement c’est selon, servir à une insidieuse volonté de procéder à une rechristianisation de la société, en s’inscrivant dans une logique de combat face à la concurrence d’autres confessions ou dans une simple perspective de préservation des acquis et des rentes accordés par l’Histoire. C’est que la laïcité ne peut être transformée en un principe asymétrique, prétexte commode pour justifier à bon compte ses phobies nauséabondes. Enfin, elle ne peut pas non plus être piétinée dans le seul objectif de valoriser ses intérêts bassement politiciens, rentiers ou clientélistes, autrement dit au prix de trahisons et de renoncements méprisables. Il est vrai que certains, issus du camp progressiste, s’accommodent sans barguigner avec l’attribution d’aides financières extra-légales à l’enseignement privé confessionnel, tout en prétendant tenir à la laïcité comme à la prunelle de ses yeux.

A ce compte, on s’aperçoit que la laïcité est finalement bien moins « consensuelle » que certains apôtres autoproclamés d’un tout aussi improbable arc républicain en cours d’ « épiphanie », renforcé par quelques élargissements pas très « catholiques » pour l’occasion, voudraient le faire croire. En théorie du moins, mais pas toujours en pratique. Une réflexion un peu plus approfondie en faisant retour aux principes permet de remettre de manière opportune en exergue l’exigence intrinsèque de la laïcité.

Car ses vertus sont considérables, garanties par le respect des principes la constituant. Au premier de ceux-ci, une distinction claire et rigoureuse des sphères publique et privée, resucée de la célèbre apostrophe de Victor Hugo plus que jamais d’actualité, prononcée le 14 janvier 1850 devant l’Assemblée nationale, « L’Eglise chez elle et l’Etat chez lui ». C’est cela qui ouvre la voie à la réalisation concrète, ni plus ni moins, de la promesse républicaine en ce domaine : reconnaissance de la liberté de conscience et de culte, garantie de l’égalité en droits, condition de la fraternité en actes.

« Le cléricalisme, voilà l’ennemi », proclamait pour sa part Léon Gambetta devant la Chambre des députés le 4 mai 1877, au plus fort de la confrontation. Aujourd’hui, le péril endosse les habits de l’inquiétante reconfessionalisation de la sphère sociale et politique. De la sorte, prolifèrent des considérations politiques construites en fonction des canons de la religion. Des tentations, à ne pas minimiser, incitent à ce que des décisions politiques soient influencées par un substrat religieux, voire à en être clairement et étroitement compatibles. Les lignes rouges sont prêtes à être franchies. La foi ne peut en aucune manière faire la loi. C’est au contraire la loi qui protège la foi (ou son absence), pour peu que la foi ne se mêle pas de se substituer de manière inopportune au législateur.

La laïcité ne constitue pas un supplément d’âme à la République. Ses principes sont inscrits au cœur même de la devise républicaine. Ils en constituent le soubassement le plus solide. C’est en cela que la laïcité doit être comprise et reconnue, comme une exigence inébranlable. Ses racines sont lointaines. Une d’entre elles remonte aux réflexions fécondes de l’humaniste italien Jean Pic de la Mirandole, jetant à la face des forces obscurantistes de la fin du Moyen Age, dans son traité de 1486 intitulé « De la dignité de l’homme », qu’il n’y avait rien de plus admirable que l’Homme. La laïcité reprend à son compte ce manifeste, instituant que les femmes et les hommes constitués en peuple sont en capacité de se gouverner par eux-mêmes, en dehors des dogmes religieux et autres vérités révélées.

Préserver la laïcité équivaut à garantir la souveraineté populaire. En conséquence, nul ne peut s’improviser valablement défenseur exclusif d’un prétendu arc républicain. Surtout en le faisant par une appropriation indue de la laïcité à rebours de son histoire, ni par une récusation malvenue en contradiction flagrante avec cette même histoire politique. Laïcité chérie, que de vilenies en ton nom !

Francis DASPE 

Hégémonie culturelle : Histoire 

Tribune 5 :

Les nouveaux contre-révolutionnaires de l’arc républicain

Tribune parue sur le site de Politis le 29 novembre 2023

« Et si j’étais né en 17 à Leidenstadt, Sur les ruines d’un champ de bataille, Aurais-je été meilleur ou pire que ces gens ? » Telle est l’interrogation fredonnée par Jean-Jacques Goldmann dans une chanson éponyme datant de 1990. Nous savons à quel point il faille se défier par-dessus tout de l’impasse de l’anachronisme et des reconstitutions historiques douteuses. Mais il existe parfois matière à s’interroger.

C’est le cas avec le culot monstre des membres autoproclamés de l’improbable arc républicain. Ils osent tout, y compris les comparaisons approximatives les plus frelatées. Savent-ils seulement d’où vient la République ? Quelle est son essence ? Il est permis d’en douter. Les symboles de la République témoignent sans ambiguïté des liens indéfectibles entre République et Révolution.

Ces drôles d’apôtres du prétendu arc républicain, si prompts à décerner à l’envi, qui plus est sur des critères pour le moins insondables, des brevets de républicanité ou de républicanisme, de quelle manière se seraient-ils positionnés face aux événements de l’année 1789 ? Sans doute à la droite du président de séance comme ceux qui étaient favorables au droit de veto du roi pour mieux étouffer l’expression des représentants du peuple et de la souveraineté populaire. Ils devinrent la droite, entre nuances de conservateurs et de réactionnaires : depuis, rien, ou presque, n’a changé.

Rejet de toutes les formes de contestation

Le Serment du Jeu de paume du 20 juin aurait été considéré sans nul doute comme une scandaleuse entreprise de « bordélisation » des États généraux, peut-être à l’égal d’un acte de subversion factieuse. Aujourd’hui, des députés qui bousculent le bel ordonnancement d’un jeu parlementaire compassé, ressemblant trop souvent à un théâtre d’ombres, sont accusés avec les mêmes mots. Par la transformation des États généraux en Assemblée nationale constituante qui s’ensuivit, c’est pourtant une étape décisive dans l’affirmation de l’existence d’une source de souveraineté autre que celle du roi, celle du peuple.

Le 14 juillet la prise de la Bastille, symbole de l’absolutisme avec ses lettres de cachet y envoyant des prisonniers de manière arbitraire, aurait été assimilée avec mépris à une effroyable émeute sanguinaire de la part d’une populace dangereuse. Au cours des dernières années, les différentes formes de contestations, des Gilets jaunes aux manifestations syndicales en passant par les moyens d’action des activistes écologistes, ont été traitées de manière récurrente de la sorte. L’événement est pourtant célébré chaque année par la République comme le jour de sa fête nationale.

La nuit du 4 août, qui se traduisit dans un même élan par l’abolition des privilèges, des trois ordres de la société et du régime seigneurial, serait reléguée à un vote démagogique sanctionnant le triomphe d’un affreux nivellement par le bas et d’un égalitarisme de bien mauvais aloi. Ou à une injustifiable spoliation de personnes apportant des bienfaits considérables à l’ensemble de la société. Il est vrai que faire la guerre ou prier pour le salut des âmes était bien plus utile que travailler quotidiennement dans les champs, ce qui conduisait les paysans à devoir rester pauvres, tout en payant de surcroit des impôts à tout le monde…Et que dire de la décision de procéder à la nationalisation des biens du clergé !

Persistance d’une morgue aristocratique

Aujourd’hui, ces mesures constituent le socle sur lesquels se fondent les principes républicains les plus élémentaires, transcrits quelques semaines plus tard dans la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen du 26 août, véritable bloc de constitutionnalité. Pourtant, subsistent encore une même morgue aristocratique et une suffisance pathétique à croire qu’il n’existe pas d’alternative aux politiques menées et que rien ne peut, ou ne doit, changer.

Le cortège populaire, avec à sa tête des femmes, qui partit à Versailles pour finalement ramener le roi et sa famille à Paris, pourrait encourir les menaces de foudres de la justice, sous différents chefs d’accusation tels que violation du domicile du roi, séquestration, entrave à sa liberté d’aller et de venir, entorse inacceptable à sa liberté personnelle, menaces et intimidations inadmissibles, etc.

La tentation du monarque républicain de s’enfermer dans sa tour d’ivoire élyséenne relève d’une logique identique à celle des rois absolus se retranchant dans le château de Versailles pour mieux s’éloigner du peuple. Cet épisode est pourtant un jalon essentiel dans la démonstration que le pouvoir doit être, du moins en démocratie, au service de tous et sous le contrôle des citoyens.

Le visage remodelé des contre-révolutionnaires

L’année 1789 marque le début de la période historique que l’on nomme contemporaine. C’est-à-dire l’histoire de notre temps, celle qui pose les bases de notre République et de notre démocratie, si imparfaites soient-elles. Les concepteurs de cet arc républicain semblent être restés dans un autre monde, virtuel, celui qui n’aurait pas connu la Révolution française. Une Révolution qu’il est nécessaire de considérer comme un bloc, comme le disait fort justement Clémenceau en 1889 au moment des débats sur la célébration du centenaire, avant de dériver plus tard vers d’autres rivages éloignés en se targuant d’être devenu « le premier flic de France ».

La République sans l’esprit et l’héritage de la Révolution, ce n’est plus la République. C’est une tentative parmi d’autres de préserver une forme d’Ancien Régime, qui récuse en bloc, de manière plus ou moins assumée, les événements fondateurs de 1789 au même titre que les efforts actuels pour approfondir l’ambition républicaine démocratique.

L’arc républicain allégué par la macronie n’est en réalité que la coalition de circonstance des diverses nuances de conservateurs et de réactionnaires. Ce n’est rien moins que le visage, remodelé pour paraître plus présentable, des (nombreux) nouveaux contre-révolutionnaires. Qui n’agréée pas à la Révolution méconnaît en fin de compte l’exigence fondamentale de la République et ne peut s’en prévaloir.

Francis DASPE

ASSOCIATION POUR LA GAUCHE REPUBLICAINE ET SOCIALE– Prométhée

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Tous les chemins de la lutte mènent à Gramsci

Cette nouvelle année 2024 ne s’annonce pas sous les meilleurs auspices. Le climat politique est en effet vraiment préoccupant. Des dégradations se font ressentir de manière récurrente et systémique, et ce depuis plusieurs années. Il en résulte un parfum d’ambiance qui sent très mauvais. Certains en viennent à conclure que l’hégémonie culturelle serait en passe d’être gagnée par le camp honni d’en face.

C’est pourtant un camp qui n’en menait pas large au lendemain de la seconde guerre mondiale, avec entre autre l’adoption du programme du Conseil National de la Résistance. Un camp qui, il faut le répéter, sortait profondément discrédité du conflit. D’abord pour avoir crû aux potions libérales « déflationnistes », pour reprendre la terminologie de l’époque, et en conséquence en avoir très largement abusé pour faire face à la grave crise économique des années 1930 ; ensuite d’avoir trop souvent trempé dans la collaboration avec l’occupant nazi, conformément au mot d’ordre maintes fois répété par les possédants, « plutôt Monsieur Hitler que le Front Populaire ».

Depuis, le rapport s’est hélas notoirement modifié. Sous l’effet d’abord de l’offensive néolibérale enclenchée au tournant des années 1970 et 1980 par Margaret Thatcher et Ronald Reagan, favorisant l’irruption de ce que l’on ne nommait pas encore la mondialisation. Puis ces dernières années par le biais d’un raidissement autoritaire des partisans inconditionnels de la loi du marché, avec la promotion de l’austérité et la redécouverte de l’ordo-libéralisme. Ces ruptures, communément appelées contre-révolutions, qu’elles soient conservatrices ou néolibérales, ont en définitive ouvert la voie à l’acceptation des différentes composantes de la galaxie de l’extrême droite. Car une indiscutable filiation existe entre les deux mouvements, en vertu du théorème von Papen, du nom de l’ancien chancelier allemand qui favorisa la nomination à ce poste en janvier1933 d’Adolf Hitler.

Dans ses écrits passés à la postérité, Antonio Gramsci alertait sur la nécessité de conquérir l’hégémonie culturelle, en préalable à tout succès politique et électoral. Cela suppose un travail de fond méthodique. Ce fut une des raisons d’être que revendiqua l’AGAUREPS-Prométhée au moment de sa création, il y a plus de vingt ans, en 2002. Elle en fit une de ses boussoles. Elle s’y est tenue scrupuleusement. Cette première Lettre de la nouvelle année 2024 en offre une illustration constamment renouvelée. La question de l’hégémonie culturelle, à approfondir ou à reconquérir, est particulièrement sensible pour constituer une urgence.

Son contenu, composé de plusieurs tribunes embrassant différents domaines, montre que tous les chemins du combat politique mènent à la tâche assignée par Antonio Gramsci. Ou du moins qu’il oblige à y revenir régulièrement et inlassablement, avec une détermination sans faille.

Thierry DONGUAT

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La pourtant tellement résistible ascension de la bête immonde

Francis DASPE, secrétaire général de l’AGAUREPS-Prométhée. Il est impliqué dans La France Insoumise. Auteur de deux ouvrages sur le sujet, « La révolution citoyenne au cœur » (Eric Jamet éditeur, 2017) et « 2022. Pour renverser la Table à la présidentielle » (Eric Jamet éditeur, 2020).

Une (mauvaise) musique de fond, autant lancinante que sordide, résonne insidieusement à nos oreilles. Elle voudrait nous persuader que le combat contre la « bête immonde » serait perdu. La voie du triomphe semblerait lui être ouverte. Nous serions en conséquence conviés à nous résigner, puisque tout convergerait vers cet inéluctable destin imposé qui nous est promis à grand renfort de gesticulations. En effet, la pensée dominante ne lésine pas sur les moyens : des sondages plus ou moins frelatés, des médias plus ou moins complaisants, des succès électoraux plus ou moins réels. L’incitation et l’invitation à capituler se font de plus en plus impératives.

La situation peut nous faire penser à l’ouvrage de Bertolt Brecht « La Résistible ascension d’Arturo Ui ». Déjà en son temps, cette histoire de gangster de Chicago, écrite en 1941, pendant l’exil de l’auteur allemand en Finlande, pouvait être interprétée comme une parabole du nazisme et de la toute aussi résistible arrivée au pouvoir d’Adolf Hitler. Elle ne prend que davantage d’acuité au regard de l’actualité.

Plus que jamais, nous sommes amenés à nous demander en quoi consiste la « bête immonde ». Il s’agit d’abord d’un parfum d’ambiance particulièrement nauséabond et nauséeux. Elle est ensuite le produit de la conjonction d’une extrême droite dédiabolisée et d’une droite décomplexée. Il en résulte une grande porosité des frontières entre les deux : une droite devenue droite extrême et une extrême droite maintenue quoique relookée autant par elle-même que par d’autres. De la sorte, se raffermissent les envies d’un rapprochement rebaptisé union de l’ensemble des familles de droite. Une sorte de pacte sacré des possédants. Ces confins autrefois nettement délimités par des garde-fous, fermes en apparence seulement, prennent aujourd’hui la sinistre réalité d’une terra incognita pour les principes républicains qui y sont notoirement battus en brèche. Il ne s’agit plus d’un no man’s land : les groupes et les personnes s’y retrouvent à foison pour œuvrer à l’inquiétante besogne. Il n’est plus possible d’affecter de penser qu’il s’agisse d’un espace politique inoccupé, marginalisé ou en déshérence.  

Sans quoi l’actualité se chargerait de nous ramener à la dure réalité. En France, les faits se multiplient pour témoigner des dérives structurelles en cours. Inutile d’en énumérer les tristes et inquiétants épisodes, où les faits divers le disputent aux actes politiques peu reluisants mais ayant désormais « pignon sur rue ». C’est également le cas en Europe, avec l’omniprésence des formations d’extrême droite, sous des configurations certes variables mais bien réelles, entre contrôle du pouvoir en Hongrie ou en Italie, victoires électorales aux Pays-Bas, participation à des coalitions gouvernementales en Finlande, soutien à des gouvernements en Suède, en tête des intentions de vote pour les prochaines législatives en Belgique ou en Autriche, ou forces montantes en Espagne, Croatie ou Roumanie. Sans oublier la récente poussée xénophobe en Irlande qui nous a saisis d’effroi, tant ce pays semblait être à l’abri de ce genre de dérives. Comme dans la fable de La Fontaine, les animaux malades de la peste, si tous les pays n’y succombent pas, tous en sont désormais frappés.

Dans ces conditions, que faire pour éviter le retour de la bête immonde ? Contentons-nous de quelques pistes. En premier lieu, un sursaut à gauche s’impose. Il est nécessaire de tenir ferme sur les principes et les mots. Cette exigence engage le programme et la stratégie. Il devient vital de ne pas permettre à certains de flancher, qui peuvent finir de préférer Hitler plutôt que le Front Populaire, même sous des formes renouvelées présentées comme inoffensives sous le paravent d’un improbable arc républicain. Il n’y a hélas pas qu’à droite que l’on raisonne (ou déraisonne) de la sorte. Dans la région Occitanie, le nombre élevé de députés d’extrême droite élus en 2022 en témoigne pour partie, si besoin était. Car les « allergiques congénitaux compulsifs » à la NUPES y ont puissamment concouru.

Nous devons nous interroger sur la fonction de l’extrême droite au sein du système qu’elle affecte de combattre. Dans toutes ses dimensions, elle agit comme son assurance-vie. Elle garantit le maintien du capitalisme ; elle préserve les intérêts des oligarchies ; elle constitue un appoint fidèle aux coalitions politiques qui gouvernent, dans le seul but d’opposer un barrage à une majorité de transformation sociale. En attendant peut-être d’être considérée comme le plan B d’un système aux abois, dans la logique immuable du « tout saufs les rouges et les partageux ». La situation politique dégradée rendant possible ce scénario est bien identifiée : la déliquescence des fonctions régaliennes. Il convient alors de lutter résolument contre un tel péril. L’irruption, constatable en de maintes occasions, à visage découvert, de forces paramilitaires, ou à tout le moins en singeant la réalité, exige de hausser le niveau d’alarme. 

Il n’est pas inutile de rappeler que le parti nazi, à son apogée lors des élections législatives de juillet 1932, était loin de disposer de la majorité absolue. Il ne pouvait pas accéder au pouvoir en l’état. A l’occasion des nouvelles élections de novembre, il perdait en quatre mois environ deux millions de suffrages. Mais dans le cadre de la mécanique infernale du plan B d’un système menacé par la rupture populaire, Adolf Hitler accédait alors à la chancellerie : son échec relatif lui donnait sans doute une plus grande respectabilité à accéder à la chancellerie aux yeux du cartel des possédants qui pensait pouvoir mieux le contrôler. La prise du pouvoir par Hitler était réellement « résistible ». Car l’extrême droite reste confrontée à un obstacle de taille afin de parvenir à cet objectif, celui de la coalition gouvernementale à construire. La pourtant réelle victoire de Geert Wilders aux Pays-Bas est loin de lui assurer la constitution d’un gouvernement qu’il dirigerait. On connaissait les rigueurs d’un plafond de verre bridant ses velléités de victoire. Il faut y ajouter en sus l’existence de « murs de verre », limitant ses chances de constituer autour d’elle une coalition en vue de gouverner. Enserrée entre un plafond et des murs, l’extrême droite reste encore assez largement dans une « cage de verre ». Les efforts pour l’en extraire existent malheureusement, entre dédiabolisation, banalisation, intégration dans d’improbables arcs prétendument républicains, invitations à marcher contre ce qui l’a toujours fondée et encore aujourd’hui en dépit de dénégations dérisoires.

C’est pour cela que nous faisons nôtre la formule finale de Bertolt Brecht qui indiquait que « le ventre est encore fécond, d’où a surgi la bête immonde ». Quand bien même il suffirait de bien peu de choses pour l’empêcher d’advenir à nouveau. Une éventuelle nouvelle ascension est en définitive tellement résistible ! Mais peut-être est-ce demander trop à certains de faire pourtant si peu pour faire rempart à la bête immonde ?

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Les nouveaux contre-révolutionnaires de l’arc républicain

Tribune parue sur le site de Politis le 29 novembre 2023

TRIBUNE. Cette coalition de circonstance autour de la Macronie rejette l’héritage subversif de la Révolution française qui a pourtant jeté les bases de notre République et de notre démocratie, rappelle Francis Daspe.

« Et si j’étais né en 17 à Leidenstadt, Sur les ruines d’un champ de bataille, Aurais-je été meilleur ou pire que ces gens ? » Telle est l’interrogation fredonnée par Jean-Jacques Goldmann dans une chanson éponyme datant de 1990. Nous savons à quel point il faille se défier par-dessus tout de l’impasse de l’anachronisme et des reconstitutions historiques douteuses. Mais il existe parfois matière à s’interroger. C’est le cas avec le culot monstre des membres autoproclamés de l’improbable arc républicain. Ils osent tout, y compris les comparaisons approximatives les plus frelatées. Savent-ils seulement d’où vient la République ? Quelle est son essence ? Il est permis d’en douter. Les symboles de la République témoignent sans ambiguïté des liens indéfectibles entre République et Révolution. Ces drôles d’apôtres du prétendu arc républicain, si prompts à décerner à l’envi, qui plus est sur des critères pour le moins insondables, des brevets de républicanité ou de républicanisme, de quelle manière se seraient-ils positionnés face aux événements de l’année 1789 ? Sans doute à la droite du président de séance comme ceux qui étaient favorables au droit de veto du roi pour mieux étouffer l’expression des représentants du peuple et de la souveraineté populaire. Ils devinrent la droite, entre nuances de conservateurs et de réactionnaires : depuis, rien, ou presque, n’a changé.
Rejet de toutes les formes de contestation
Le Serment du Jeu de paume du 20 juin aurait été considéré sans nul doute comme une scandaleuse entreprise de « bordélisation » des États généraux, peut-être à l’égal d’un acte de subversion factieuse. Aujourd’hui, des députés qui bousculent le bel ordonnancement d’un jeu parlementaire compassé, ressemblant trop souvent à un théâtre d’ombres, sont accusés avec les mêmes mots. Par la transformation des États généraux en Assemblée nationale constituante qui s’ensuivit, c’est pourtant une étape décisive dans l’affirmation de l’existence d’une source de souveraineté autre que celle du roi, celle du peuple. Le 14 juillet la prise de la Bastille, symbole de l’absolutisme avec ses lettres de cachet y envoyant des prisonniers de manière arbitraire, aurait été assimilée avec mépris à une effroyable émeute sanguinaire de la part d’une populace dangereuse. Au cours des dernières années, les différentes formes de contestations, des Gilets jaunes aux manifestations syndicales en passant par les moyens d’action des activistes écologistes, ont été traitées de manière récurrente de la sorte. L’événement est pourtant célébré chaque année par la République comme le jour de sa fête nationale. La nuit du 4 août, qui se traduisit dans un même élan par l’abolition des privilèges, des trois ordres de la société et du régime seigneurial, serait reléguée à un vote démagogique sanctionnant le triomphe d’un affreux nivellement par le bas et d’un égalitarisme de bien mauvais aloi. Ou à une injustifiable spoliation de personnes apportant des bienfaits considérables à l’ensemble de la société. Il est vrai que faire la guerre ou prier pour le salut des âmes était bien plus utile que travailler quotidiennement dans les champs, ce qui conduisait les paysans à devoir rester pauvres, tout en payant de surcroit des impôts à tout le monde…Et que dire de la décision de procéder à la nationalisation des biens du clergé ! Persistance d’une morgue aristocratique Aujourd’hui, ces mesures constituent le socle sur lesquels se fondent les principes républicains les plus élémentaires, transcrits quelques semaines plus tard dans la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen du 26 août, véritable bloc de constitutionnalité. Pourtant, subsistent encore une même morgue aristocratique et une suffisance pathétique à croire qu’il n’existe pas d’alternative aux politiques menées et que rien ne peut, ou ne doit, changer. Le cortège populaire, avec à sa tête des femmes, qui partit à Versailles pour finalement ramener le roi et sa famille à Paris, pourrait encourir les menaces de foudres de la justice, sous différents chefs d’accusation tels que violation du domicile du roi, séquestration, entrave à sa liberté d’aller et de venir, entorse inacceptable à sa liberté personnelle, menaces et intimidations inadmissibles, etc.
La tentation du monarque républicain de s’enfermer dans sa tour d’ivoire élyséenne relève d’une logique identique à celle des rois absolus se retranchant dans le château de Versailles pour mieux s’éloigner du peuple. Cet épisode est pourtant un jalon essentiel dans la démonstration que le pouvoir doit être, du moins en démocratie, au service de tous et sous le contrôle des citoyens. Le visage remodelé des contre-révolutionnaires L’année 1789 marque le début de la période historique que l’on nomme contemporaine. C’est-à-dire l’histoire de notre temps, celle qui pose les bases de notre République et de notre démocratie, si imparfaites soient-elles. Les concepteurs de cet arc républicain semblent être restés dans un autre monde, virtuel, celui qui n’aurait pas connu la Révolution française. Une Révolution qu’il est nécessaire de considérer comme un bloc, comme le disait fort justement Clémenceau en 1889 au moment des débats sur la célébration du centenaire, avant de dériver plus tard vers d’autres rivages éloignés en se targuant d’être devenu « le premier flic de France ». La République sans l’esprit et l’héritage de la Révolution, ce n’est plus la République. C’est une tentative parmi d’autres de préserver une forme d’Ancien Régime, qui récuse en bloc, de manière plus ou moins assumée, les événements fondateurs de 1789 au même titre que les efforts actuels pour approfondir l’ambition républicaine démocratique. L’arc républicain allégué par la macronie n’est en réalité que la coalition de circonstance des diverses nuances de conservateurs et de réactionnaires. Ce n’est rien moins que le visage, remodelé pour paraître plus présentable, des (nombreux) nouveaux contre-révolutionnaires. Qui n’agréée pas à la Révolution méconnaît en fin de compte l’exigence fondamentale de la République et ne peut s’en prévaloir.

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Europe : le verrou et la pelote

Tribune parue dans L’Humanité le 24 novembre 2023

Par Francis Daspe, secrétaire général de l’Agaureps-Prométhée

La question européenne est centrale. Les bases sur lesquelles s’est réalisée la construction
européenne agissent à l’égal d’un verrou. Ce n’est pas une exagération d’affirmer qu’une grande
partie des politiques menées dans chacun des États membres de l’Union européenne (UE) sont
pilotées par ses instances. Les différents projets doivent passer sous les fourches Caudines de la
concurrence libre et non faussée. Il en résulte l’injonction à multiplier les privatisations. Les
directives de libéralisation affectent de plein fouet les secteurs de l’énergie ou des transports,
déstabilisant les services publics.
La politique fiscale est orientée vers la baisse des impôts redistributifs au motif qu’ils
mettraient en danger l’investissement et la croissance, pour favoriser les taxes particulièrement
douloureuses pour les catégories modestes. Des retraites à la loi territoriale, chacune de ces
réformes ayant été qualifiée en leur temps par l’UE de « mère des réformes », c’est la déclinaison
progressive et inéluctable de l’agenda des instances de Bruxelles qui s’impose.
Tout cela n’est rendu possible que par l’acceptation préalable des États à se dessaisir de leur
souveraineté en de nombreux domaines touchant aux questions économiques et financières. Le
verrou a été actionné par ceux qui se trouvent dépossédés de leurs prérogatives démocratiques. Il
s’agit en réalité d’un jeu de rôle bien huilé, dévoilant les mécanismes d’une connivence entre
oligarchies, induits par les effets d’une gouvernance de classe. Pourtant, les possibilités de se
libérer du carcan « européiste » existent, pour peu que la volonté ne fasse pas défaut. Il suffirait de
dérouler la pelote en tirant l’un des nombreux fils la constituant. Ce pourrait être le cas de la
procédure de l’« opting-out ». Le terme désigne les options de retrait de certaines politiques
communes européennes. Quand un État considère que ses intérêts vitaux ou stratégiques sont mis
en danger, il peut s’en retirer.
Méditons le discours prononcé le 18 janvier 1958 devant l’Assemblée nationale par Pierre
Mendès France, à l’occasion du débat relatif à la ratification du traité de Rome. « Le projet du
marché commun est basé sur le libéralisme classique du XIXe siècle, selon lequel la concurrence
pure et simple règle tous les problèmes. (…) L’abdication d’une démocratie peut prendre deux
formes, soit elle recourt à une dictature interne par la remise de tous les pouvoirs à un homme
providentiel, soit à la délégation de ses pouvoirs à une autorité extérieure laquelle au nom de la
technique exercera en réalité la puissance politique, car au nom d’une saine économie on en vient
aisément à dicter une politique monétaire, budgétaire, sociale, finalement une politique, au sens
le plus large du mot, nationale et internationale. »
N’y a-t-il pas de plus belle illustration du déficit démocratique qui entache la construction
européenne, entre verrou tiré sur les peuples et pelote épaisse à détricoter ?

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LETTRE DU MOIS DE L’AGAUREPS-PROMÉTHÉE N° 166 NOVEMBRE / DÉCEMBRE 2023

Sommaire du numéro 166 : Spécial « Union Européenne »

  • Edito de Francis DASPE « La question européenne : le verrou et la pelote » page 2
  • Florilège de tribunes sur le thème « L’affaire du référendum de 2005 »page 3
  • Florilège de tribunes sur le thème « De quoi l’Union Européenne est-elle le nom ? » page 11
  • Fiche d’adhésion (facultative mais conseillée…) pour 2023 page 16

La question européenne: le verrou et la pelote

La question européenne est centrale. Les bases sur lesquelles s’est réalisée la construction européenne agissent à l’égal d’un verrou. Ce n’est pas une exagération d’affirmer qu’une grande partie des politiques menées dans chacun des Etats membres de l’UE sont pilotées par les instances européennes. Les différents projets doivent passer sous les fourches caudines de la concurrence libre et non faussée. Il en résulte l’injonction à multiplier les privatisations. Les directives de libéralisation affectent de plein fouet les secteurs de l’énergie ou des transports, déstabilisant puissamment de la sorte ces services publics. La politique fiscale est orientée vers la baisse des impôts redistributifs au motif qu’ils mettraient en danger l’investissement et la croissance, pour favoriser les taxes au mieux proportionnelles particulièrement douloureuses les catégories les plus modestes. Des retraites à la réforme territoriale, chacune de ces réformes ayant été qualifiées en leur temps par l’Union Européenne de « mère des réformes », c’est la déclinaison progressive et inéluctable de l’agenda des instances de Bruxelles qui s’impose. On pourrait sans peine multiplier à l’envi les exemples de cette inféodation structurelle.

Le risque d’exagération est surmonté à la seule condition d’indiquer qu’à la base se trouve un renoncement fondamental. Tout cela n’est rendu possible que par l’acceptation préalable des Etats à se dessaisir de leur souveraineté en de nombreux domaines touchant aux questions économiques et financières. Le verrou a été actionné par ceux qui se trouvent dépossédés de leurs prérogatives démocratiques. Il s’agit en réalité d’un jeu de rôle bien huilé, dévoilant les mécanismes d’une connivence entre oligarchies, induits par les effets d’une gouvernance de classe. Pourtant, les possibilités de se libérer du carcan européiste existent, pour peu que la volonté ne fasse pas défaut. Il suffirait de dérouler la pelote en tirant l’un des nombreux fils la constituant. Ce pourrait être le cas de la procédure de l’opting-out. Le terme désigne les options de retrait de certaines politiques communes européennes. Quand un Etat considère que ses intérêts vitaux ou stratégiques sont mis en danger, il peut s’en retirer. La France ne l’utilise pas, à l’inverse d’autres pays comme l’Angleterre qui a su en son temps l’actionner (certes pour des motifs opposés à nos idées).

Méditons le discours prononcé le 18 janvier 1958 devant l’Assemblée nationale par Pierre Mendès-France, à l’occasion du débat relatif à la ratification du traité de Rome. « Le projet du marché commun, tel qu’il nous est présenté, est basé sur le libéralisme classique du XIX° siècle, selon lequel la concurrence pure et simple règle tous les problèmes. […] L’abdication d’une démocratie peut prendre deux formes, soit elle recourt à une dictature interne par la remise de tous les pouvoirs à un homme providentiel, soit à la délégation de ses pouvoirs à une autorité extérieure laquelle au nom de la technique exercera en réalité la puissance politique, car au nom d’une saine économie on en vient aisément à dicter une politique monétaire, budgétaire, sociale, finalement une politique, au sens le plus large du mot, nationale et internationale ».

N’y a pas de plus belle illustration du déficit démocratique qui entache la construction européenne, entre verrou tiré sur les peuples et pelote épaisse à détricoter ?

Francis DASPE  25 / 10 / 2023

L’affaire du référendum de 2005  

Tribune n° 1 : Ne pas subordonner les fins aux moyens

Tribune parue dans une version réduite dans Politis n° 888 du 9 février 2006 sous le titre « Le clivage majeur concernait l’orientation libérale du traité ».

Dans une tribune parue dans le numéro 884 de Politis, Alain Lipietz estime que, dans le prolongement des résultats du référendum du 29 mai 2005, l’urgence consiste à unir les oui de gauche et les non de gauche semblablement fédéralistes, mais qui avaient emprunté des voies divergentes. Pour nous, militants d’une gauche républicaine et sociale, jaurésienne en somme, il s’agit d’une regrettable confusion potentiellement lourde de conséquences. Cette méprise laisserait en effet fort mal augurer d’un nécessaire processus, que nous appelons ardemment de nos vœux, d’élaboration d’un projet de gauche réellement alternatif en capacité d’offrir aux citoyens autre chose qu’une simple et rituelle alternance de circonstance. Le 29 mai n’est pas un aboutissement, mais constitue au contraire un formidable outil susceptible de faire bouger les lignes de démarcation.

            Les antagonismes relatifs au vote fondateur du 29 mai ne puisaient pas leurs racines dans des conceptions organiques opposées de l’Union Européenne : il ne s’agissait absolument pas d’une querelle institutionnelle. C’est effectivement un enjeu d’une autre importance qui émergea très vite de la campagne référendaire, et en face duquel  les débats purement institutionnels tournèrent rapidement à la discussion byzantine pour être in fine et fort heureusement relégués au second plan. Le clivage majeur concernait l’orientation libérale du projet de traité constitutionnel ; il y avait ceux qui acceptaient, s’accommodaient, se résignaient, c’étaient selon, à un horizon déterminé par l’omniprésence d’une « concurrence libre et non faussée » sacralisée jusqu’à plus soif, et ceux qui la récusaient par-dessus tout. Tant et si bien que la formule de Lionel Jospin qui a largement participé d’une prise de conscience (involontairement) bénéfique à la cause du non possédait une part de vérité non négligeable : pour l’occasion, il était indiscutable que le oui de gauche et le oui de droite étaient compatibles, le dénominateur commun, dont il ne nous appartient pas ici d’indiquer s’il était  le plus petit possible ou au contraire élevé, en étant le libéralisme.

L’argument utilisé par Alain Lipietz nous paraît particulièrement spécieux. Il feint de croire, dans un accès de candeur voulons-nous croire, que « non faussée » visait le dumping social, fiscal et environnemental. Pour une approche moins déséquilibrée de la réalité, et sans verser dans une exégèse pour le moins absconse et aride, il lui aurait suffi de lire l’article 4, et constater que la « libre circulation des personnes, des services, des marchandises et des capitaux, ainsi que la liberté d’établissement » étaient promues au rang de « libertés fondamentales » (intitulé tel quel de l’article I-4 !).

Il ne faut pas être bien perspicace pour se rendre compte qu’en amalgamant ces trois principes, concurrence libre et non faussée, libre circulation des services et des capitaux, liberté d’établissement, on obtient tout bonnement la directive Bolkestein que l’on veut réintroduire par la fenêtre après que la majorité des citoyens français en eût expulsé sans ménagement le principe par la porte principale le 29 mai. L’objectif de cette directive, qui sera soumise au vote du Parlement européen le 14 février prochain, est en effet clairement affiché : « supprimer les obstacles à la liberté d’établissement des prestataires de services et à la libre circulation des services ». La liste des éléments considérés comme des « obstacles » et les conséquences des points considérés inadmissibles par ses opposants (principe du pays d’origine rebaptisé « mouvement libre des services », ampleur des simplifications administratives, conditions du principe du détachement des travailleurs, extension du champ d’application de la directive) vont tout au contraire dans le sens d’une incitation désormais légalisée au dumping dans toutes ses dimensions. Vouloir accréditer la thèse inverse équivaut dans le meilleur des cas à un contresens manifeste.

        C’est que le désaccord qui s’exprime ainsi procède d’une inversion préjudiciable des perspectives. Etre de gauche, c’est militer pour la justice sociale, veiller au respect de la souveraineté populaire démocratiquement exprimée (et dont le souverainisme, concept intrinsèquement de droite car méconnaissant les réalités quotidiennes sociales, se situe aux antipodes), favoriser la recherche de l’égalité, promouvoir les services publics qui sont le patrimoine commun de ceux qui, précisément, n’en possèdent point à titre individuel. La construction européenne ne doit pas être appréhendée comme une fin en soi. C’est, dans le meilleur des cas, un levier susceptible d’aider à la réalisation des objectifs précités, rien de plus mais déjà tout cela. La forme institutionnelle de l’Union européenne est en fin de compte secondaire et ne saurait en aucun cas servir d’obstacle pour des gens sincèrement déterminés à œuvrer. La pratique unitaire qui a structuré les différents comités pour un non de gauche l’a montré de façon éclatante. Nous serons résolument pragmatiques pour l’occasion, car nous serons partisans avant toutes choses de la solution la plus efficace et qui offre le maximum de chances de réussir.

            Il convient dans cette optique de veiller à ne pas verser dans un double fétichisme de bien mauvais aloi : fétichisme fédéraliste que de Gaulle avait en son temps stigmatisé en se gaussant de l’agitation compulsive « de cabris », mais aussi fétichisme de l’Etat-nation porté à un paroxysme stérile par les souverainistes. Ce n’est pas le contenant qui nous préoccupe au  premier chef, mais le contenu.

            L’idée d’une assemblée européenne constituante élue au suffrage universel procède pareillement d’erreurs d’appréciation identiques. Elle relève de la conjugaison d’une illusion nourrissant par voie de conséquence un mythe. Illusion de croire qu’il existe au jour d’aujourd’hui un espace de débat public à l’échelon européen, ce qui équivaudrait à promulguer de manière virtuelle l’existence d’un peuple européen. Qu’on le déplore ou qu’on s’en félicite, le cadre le plus approprié de l’exercice de la souveraineté populaire, donc de la démocratie, reste encore les Etats-nations, même si une grande partie des problèmes actuels ne peuvent être envisagés qu’à l’échelle européenne ou mondiale. C’est précisément dans ce décalage que réside une des principales difficultés à agir efficacement.

Pour y remédier, faisons nôtre la formule de Jean Jaurès qui affirmait que « beaucoup d’internationalisme ramène à la patrie », en ajoutant que l’action dans le cadre national doit désormais s’inscrire nécessairement dans une visée internationaliste rénovée. A condition toutefois de ne pas confondre internationalisme et supranationalisme, ce à quoi conduirait immanquablement la solution fédéraliste tant qu’il n’existera pas d’espace européen de débat public. Car s’il venait à ce que celui-ci émerge et qu’il soit démontré que le fédéralisme puisse être en capacité de devenir la forme d’organisation institutionnelle la plus adaptée pour procéder à la réalisation, ne fusse-t-elle que partielle, des objectifs de gauche, nous n’aurions alors aucune prévention à nous convertir au fédéralisme. Il apparaît manifestement que ce n’est pas le cas actuellement.

Par conséquent, ce serait mettre la charrue avant les bœufs que de réclamer une constituante, d’autant plus que dans ces conditions la mise sur pied effective de l’Europe sociale s’apparente à une gageure confinant au domaine du mythe. Pour beaucoup en France, et depuis le fameux tournant de 1983, le projet fédéraliste européen a servi à masquer autant que faire se peut le renoncement à un projet de démocratie socialiste, la parenthèse libérale n’ayant pas vocation à être réellement refermée. Si bien qu’au lieu de parler de compatibilité, il eût été plus exact de dire que le oui de gauche et le oui de droite étaient tous deux solubles dans le libéralisme.

            En fin de compte, ce n’est pas d’adopter le slogan « fédéralistes de tous les pays unissez-vous » qui soit la stratégie la plus judicieuse pour insuffler une dynamique nouvelle à la gauche, mais la véritable urgence consiste à créer les conditions d’un indispensable rassemblement des antilibéraux, d’abord de France et de Navarre, puis de ceux de nos partenaires européens, et ce sans exclusive. C’est à ce prix qu’il sera possible d’élaborer une alternative digne de ce nom, populaire et progressiste, à la mondialisation conquérante effectuée sur des bases néolibérales et dont la concurrence libre et non faussée était la déclinaison dans le cadre européen.

            C’est ce nouveau clivage qui doit aujourd’hui amener les lignes à bouger globalement à Gauche. Parce qu’il est au cœur de la vision de société que l’on nous propose, le libéralisme financiarisé à l’excès nous oblige à nous positionner d’abord par rapport à lui sans se cacher derrière des faux-semblants. Les électeurs du 29 mai jugeront les uns et les autres là dessus comme ils seront attentifs à la cohérence affichée et à l’énergie mobilisée par chacun pour partir à la bataille en bon ordre de marche. Le combat ponctué par la glorieuse victoire du 29 mai se poursuit. N’en doutons pas, d’autres batailles sont à venir : celle relative à la directive Bolkestein, actuellement tâche prioritaire, sera l’occasion d’évaluer la sincérité des uns et des autres comme de se compter aussi bien dans la rue ou dans les réunions publiques que dans les travées du Parlement européen. Tomberont alors peut-être certains masques.

Dans la recherche d’une efficacité maximale, le principal écueil à éviter est de subordonner les fins aux moyens. La gauche républicaine et sociale, dans la diversité de ses composantes, entend jouer un rôle de premier plan dans les débats qui s’ouvrent. Forte de ses prises de positions antérieures lui  garantissant crédibilité et cohérence, elle a vocation à y apporter sa contribution, ne serait-ce qu’en pointant opportunément les confusions qui ne manqueront pas de proliférer : le risque de dénaturer le vote du 29 mai n’existe hélas que trop. La plus grave des fautes serait de réduire à néant l’espoir suscité que les multiples forums institués par les comités unitaires pour un non de gauche, cimentés par un rejet sans ambiguïté du libéralisme, avaient suscité.

François COCQ, Francis DASPE, Mathieu DUMOULIN

 

Tribune n° 2 : De l’art de bien voter… ou de ne plus voter !  

Tribune parue dans l’édition du mardi 31 octobre 2007 de L’Humanité.        

Le traité européen modificatif signé au récent sommet de Lisbonne par les chefs d’Etat ou de gouvernement devrait être selon les propos du président de la République Nicolas Sarkozy ratifié par la voie parlementaire. Il s’agit d’un véritable hold-up démocratique plus de deux ans après la victoire aux alentours de 55 % du non, le 29 mai 2005. Il tombe sous le sens que ce qui a été décidé par référendum ne peut être modifié que par une même procédure référendaire selon le principe difficilement contestable que seul le peuple est habilité à défaire ce qu’il a fait. Cela met en jeu le respect de la souveraineté populaire exprimée par la voie la plus démocratique qui puisse être.

Ajoutons également que ce traité modificatif n’est en rien le traité simplifié que l’on veut nous vendre. En dépit des efforts faits par ses promoteurs, il ne peut en effet être considéré comme modifié qu’à la marge par rapport au TCE. Il suffit pour s’en convaincre de lire la dernière tribune parue dans un quotidien national de Valéry Giscard d’Estaing, père du traité constitutionnel rejeté, qui estime, en forme d’aveu, que la nouvelle mouture reprend les idées du précédent texte : pour lui, « la différence porte davantage sur la méthode que sur le contenu ». Le qualificatif de « simplifié » se révèle tout aussi abusif : les versions des deux traités ont en partage un jargon technocratique pareillement illisible. Il paraît également difficile de parler de « mini » (traité) pour une telle somme multipliant les renvois aux traités antérieurs.

            L’exigence (démocratique) d’un nouveau référendum s’impose d’autant plus qu’il faut se souvenir du profond décalage (démocratique) révélé pendant la campagne : le non l’avait emporté alors que près de 90 % des parlementaires et des médias militaient pour le oui. Cette très nette dichotomie est extrêmement préoccupante quant au fonctionnement de notre démocratie représentative et constitue un symptôme éclatant de la crise du politique. Tout ce qui serait de nature à l’entretenir, pire, à l’aggraver, se révèlerait véritablement malvenu.

            On connaissait l’art du « bien voter » qui avait été signifié il y a une dizaine d’années aux citoyens danois et irlandais : après qu’ils aient rejeté les traités de Maastricht et de Nice, ils avaient « généreusement » bénéficié d’un second scrutin, de rattrapage, pour faire acte de contrition et invalider leur première décision. A la seule politique économique possible, il était proclamé, à grand renfort de culpabilisation de citoyens décidément fort effrontés, qu’il n’y avait à présent qu’une seule façon de voter. Une étape supplémentaire est désormais franchie : « mal voter » entraînera à présent la suspension du droit de voter ! Pas même de seconde session cette fois-ci !

            Les modalités de ratification de ce traité doivent interroger au premier degré la gauche. Toute la gauche bien entendu, et sans oublier de prendre en considération pleinement, sans l’occulter ou le minimiser, le rôle qu’a joué en 2005 le « non de gauche ». Certes, celui-ci n’était pas majoritaire à lui seul (il fut tout de même estimé entre 30 et 35 % des suffrages !) mais c’est lui qui a impulsé la dynamique génératrice de l’immense mobilisation citoyenne et du débat argumenté de haute tenue qui ont mis conjointement en exergue la nature profonde du TCE.

            C’est donc à cet aune que l’attitude du Parti Socialiste, pourtant cruellement désavoué par sa propre base il y a deux ans, doit être appréhendée aujourd’hui. Il n’est ni concevable, ni acceptable, que le PS foule aux pieds l’idée même de souveraineté populaire en laissant passer par voie parlementaire l’ersatz d’un texte que les citoyens français eux-mêmes ont rejeté massivement et sans ambiguïté en mai 2005. Il existe des principes qui ne peuvent être bradés sur l’autel de la realpolitik.

            Cela pose plus globalement la conception nouvelle que le parti socialiste se fait de la vie politique. En accréditant l’idée que seuls les deux grands partis institutionnels ont leur mot à dire sur une question aussi fondamentale, il acte de fait qu’il est seul à même d’incarner l’alternance et contribue de la sorte à imposer encore un peu plus un système binaire à l’américaine excluant toute possibilité d’alternative. Qu’importe s’il faut pour cela renier les engagements que le parti et la candidate avaient pris de concert lors des scrutins présidentiel et législatif du printemps !         

            Derrière ces manipulations, on voit aussi que se joue au PS la conquête de l’appareil. De calculs intéressés à court terme en alliances de circonstance, de préservation d’une unité à la fois sacralisée et instrumentalisée en renoncements peu glorieux, c’est l’image d’un parti replié sur lui-même et déconnecté de la France que donnent les socialistes. C’est surtout le triste aveu d’un parti déboussolé qui après avoir renoncé à être une force de transformation sociale abroge désormais l’idée même de changement. Les enjeux internes ne peuvent en aucune manière servir d’alibi à une retraite en rase campagne.

            La démarche de nos actuels gouvernants et des autorités bruxelloises, mais aussi d’une partie de ce qui devrait être une opposition résolue devant un tel déni démocratique, est pour le moins singulière et cavalière. La méfiance affichée à l’égard des peuples, ce que d’aucuns n’hésitent pas à qualifier de manière plus tranchée de mépris, ne laisse pas augurer d’auspices engageantes. Faudrait-il dans ces conditions s’étonner si les citoyens se détournaient davantage des enjeux de la construction européenne en particulier et de la vie politique en général ? La tenue d’un référendum à propos du traité de Lisbonne dans des conditions équitables peut en atténuer les effets dévastateurs, et ce quelle qu’en soit l’issue. Alors, votons !

François COCQ et Francis DASPE

Tribune n° 3 : 29 mai 2005 : aux racines du malaise démocratique et du mal politique

Tribune parue dans une version réduite sur le site de Le Monde le 28 mai 2015 sous le titre « La Gauche et le trou noir démocratique du 29 mai ».

Il y a dix ans, le peuple français prenait résolument ses affaires en main. Il rejetait massivement le traité constitutionnel européen (TCE), 55% des électeurs votant non, avec une participation  élevée pour une telle consultation de 70%. Ce résultat était d’autant plus remarquable que six mois auparavant les sondages accordaient une très nette victoire au oui. A tel point que certaines voix s’élevaient pour remettre en cause l’utilité même d’un référendum, estimant de surcroît que les Français ne s’intéresseraient pas au long et complexe texte constitutionnel soumis au vote. Les faits allaient démentir cette prédiction qui se voulait en réalité auto-réalisatrice. Au contraire, le peuple français exprimait un désaccord profond avec la majorité des partis politiques, des parlementaires et des médias qui faisaient campagne activement pour le oui. La multiplication des réunions publiques dans de très nombreuses communes témoignait de la vitalité démocratique : les citoyens s’étaient indiscutablement approprié le fait politique.

Cette période d’intense implication citoyenne, à un moment charnière entre la fin de la Chiraquie et le début de la Sarkozye, aurait pu et dû être un levier pour l’émergence d’une gauche de transformation sociale. C’est-à-dire d’une gauche fidèle à sa mission historique. Car le non rassemblait la gauche tandis que le oui la divisait. Lionel Jospin sorti de sa retraite n’avait-il pas vendu involontairement la mèche en affirmant que le oui de gauche et le oui de droite étaient compatibles ? Ce qui était vrai. Par la concurrence libre et non faussée, ils avaient en partage une vision libérale de l’économie et de la société.

Cette campagne, citoyenne, unitaire et dynamique, avait tout pour être un moment politique démocratique fondateur. Un succès aussi éclatant de la souveraineté populaire, en dépit de la coalition des forces du système en place, ne peut être que célébré. Dix ans après, que reste-t-il de ce printemps démocratique ? Principalement, un double sentiment de gâchis et de trahison.

Gâchis et trahison

Deux accrocs changèrent en effet les données politiques. Gâchis avec le premier qui fut l’incapacité de cette gauche du non à se rassembler en vue de la présidentielle de 2007. La synthèse du Congrès du Mans en novembre 2005 montrait que les socialistes prétendument frondeurs rentrent au final bien vite dans le rang… L’éparpillement des candidatures à la gauche du PS confirmait pour sa part de la persistance de la logique d’appareil alors même que la campagne de 2005 s’était révélé une formidable insurrection citoyenne unitaire. Trahison avec le second qui fut la forfaiture démocratique que constitua l’adoption du traité de Lisbonne, copie quasi conforme du TCE rejeté, par la voie parlementaire en 2008. L’initiative du président Nicolas Sarkozy rencontra le soutien de nombreux parlementaires socialistes.  Parmi ces derniers, certains votèrent pour le traité de Lisbonne tandis que d’autres s’abstinrent « courageusement »…

Dès lors la dynamique ainsi construite fut brisée. Ce véritable déni démocratique explique en grande partie la crise politique que la France traverse. Jugez-en plutôt ! La participation électorale avait été élevée : aujourd’hui l’abstention devient le fait majeur chaque dimanche soir d’élection. La campagne avait été perçue comme un printemps démocratique joyeux : aujourd’hui la fatalité et la résignation règnent en maîtresses. La confiance dans l’action politique avait été régénérée : aujourd’hui le discrédit de la chose politique a repris le dessus. Le non de gauche avait été l’élément moteur de la victoire : aujourd’hui le FN prétend capter à son profit exclusif la critique du fonctionnement de l’Union européenne et de ses politiques. La concurrence libre et non faussée que l’on prétendait graver dans le marbre avait été rejetée : aujourd’hui l’austérité est devenue la règle d’or que l’on applique sur le dos des peuples à l’égal d’un fer rouge.

Des reculs de souveraineté inimaginables

L’impact de ce déni démocratique est considérable pour la gauche. Les politiques européennes de dessaisissement de la souveraineté populaire n’ont plus eu de limites : les digues ont été rompues. Même les fonctions les plus régaliennes sont affectées par des mesures de privatisation. Ce qui apparaissait comme impensable.

La monnaie avec la sacralisation de l’indépendance de la Banque centrale européenne se situe hors de portée de la volonté politique. La politique fiscale est également corsetée : les impôts sur les hauts revenus, les entreprises et le capital étant quasiment proscrits au nom de la politique de l’offre et de la compétitivité, les gouvernements doivent opter pour l’augmentation de l’impôt injuste qu’est la TVA. La répartition des fruits de l’impôt, autrement dit la politique budgétaire, doit être validée par la Commission européenne en fonction de standards bien éloignés des valeurs de la gauche. Le Grand Marché Transatlantique prévoit même une forme de privatisation de la justice : le recours à des arbitrages privés livrera les Etats à des intérêts particuliers portés par les lobbies et les firmes transnationales.

Le Président de la Commission européenne Jean-Claude Juncker l’a bien dit au lendemain de la victoire de Syriza en Grèce. « Il n’existe pas de choix démocratiques en dehors des traités européens ».

Un diktat antidémocratique

La portée régressive des politiques européennes est incontestable. Elles reviennent sur les acquis des combats révolutionnaires et du mouvement ouvrier. Il s’agit bien d’un véritable trou noir démocratique. Pierre Mendès-France l’avait déjà anticipé aux origines de la construction européenne. En témoignent les extraits de son discours prononcé devant l’Assemblée nationale à l’occasion du débat du 18 janvier 1957  relatif à la ratification du traité de Rome. « Le projet du marché commun, tel qu’il nous est présenté, est basé sur le libéralisme classique du XIX° siècle, selon lequel la concurrence pure et simple règle tous les problèmes. […] L’abdication d’une démocratie peut prendre deux formes, soit elle recourt à une dictature interne par la remise de tous les pouvoirs à un homme providentiel, soit à la délégation de ses pouvoirs à une autorité extérieure laquelle au nom de la technique exercera en réalité la puissance politique, car au nom d’une saine économie on en vient aisément à dicter une politique monétaire, budgétaire, sociale, finalement une politique, au sens le plus large du mot, nationale et internationale ».

Ces propos prennent toute leur actualité. La Gauche ne peut accepter le diktat exprimé de manière cynique par Jean-Claude Junker. Il puise ses racines dans les conditions même de la construction européenne. Le traitement  du non du 29 mai 2005 a fait sauter quelques unes des dernières digues qui préservaient la souveraineté populaire. L’après 29 mai 2005 constitue bien un trou noir démocratique. Là se trouve le verrou qu’il s’agit de faire sauter. Aux racines du mal politique français et européen se trouve ce grossier bras d’honneur adressé aux peuples. Il n’est pas possible de faire l’économie d’une réflexion de fond, si douloureuse soit-elle. On ne peut à cet égard que noter l’orgueil déplacé du Parti socialiste qui avait crû s’en exonérer en proclamant, pour reprendre son expression, « en sortir collectivement par le haut ». Au mieux une illusion, dans tous les cas une escroquerie.

Cet épisode pose clairement la question d’une 6° République avec le référendum révocatoire d’initiative citoyenne pour les élus qui trahissent la souveraineté populaire et ne tiennent pas leurs promesses. Ou qui dénient au peuple toute capacité de choisir son destin en exerçant simplement sa souveraineté. Un préalable pour que la Gauche puisse renouer avec le peuple.

Francis DASPE

De quoi l’Union Européenne est-elle le nom ?

Tribune n° 1 : La gouvernance européenne au service d’une politique de classe

Tribune parue dans l’édition de mardi 6 juillet 2010 de L’Humanité sous le titre de « Gouvernance européenne de classe ».

La Commission de Bruxelles a émis le souhait de soumettre à l’avenir les budgets des états membres de l’Union européenne à un double contrôle des instances européennes, elle-même puis le Conseil européen des ministres des finances, avant leur vote devant les Parlements nationaux. Cette proposition illustre de manière éclatante le double déficit, démocratique et social, caractérisant la construction européenne depuis le début.

Cette mise sous tutelle des Etats en matière budgétaire consacre une étape supplémentaire dans le non respect de la souveraineté des peuples. La Commission s’octroie de facto la prérogative quasi exclusive de surveiller la dépense publique, se posant en arbitre suprême de sa supposée orthodoxie comme le faisait en son temps le tribunal de l’inquisition à propos de la foi. Il est bien évident que ses sentences iront à l’encontre des orientations qu’auraient pu prendre les peuples à l’occasion de consultations électorales. Cela revient en somme à graver dans le marbre une seule politique en matière économique, à l’instar de la tentative faite avec la « concurrence libre et non faussée » lors du traité constitutionnel européen, massivement repoussé par les citoyens français le 29 mai 2005 mais finalement imposé en catimini par un subterfuge nommé traité de Lisbonne.

Que cette proposition ait pu être saluée positivement par certains au motif d’une meilleure gouvernance accentue le malaise. Les progrès de gouvernance équivalent à des régressions démocratiques : pour nos élites, c’est le moyen le plus efficient pour contourner ou ignorer la voix populaire démocratiquement exprimée. La logique même des traités européens, de Maastricht à Lisbonne en passant par Amsterdam sans vouloir remonter à Rome, agit à l’égal d’un verrou en matière de fonctionnement démocratique.

La gouvernance comporte en fait une autre finalité qui apparaît rapidement en filigrane : l’approfondissement prévisible et mécanique du déficit social. En effet, la mise en application d’une telle mesure se traduira automatiquement par un durcissement des politiques de rigueur et d’austérité, que les termes soient employés ou pas ne changeant rien à l’affaire. Le but de celles-ci est bien connu : faire supporter le poids de la crise par ceux qui d’Athènes à Madrid en passant par Paris n’en sont pas responsables. Les effets fondamentalement rétrogrades sont déjà concrètement à l’œuvre, que  ce soit en terme d’appauvrissement des services publics, de casse du système solidaire des retraites, de restrictions en terme d’emploi ou de démantèlement de la protection sociale.

Il devient urgent qu’une prise de conscience salutaire se fasse au sein de la population victime de ces iniquités. L’enjeu vise à établir dans un nécessaire travail d’éducation populaire les relations de causalité entre des orientations prises au niveau européen et la dégradation des conditions de vie quotidienne affectant la majorité de nos concitoyens.

Cette proposition de limitation de la souveraineté budgétaire des gouvernements nationaux résume à elle seule l’impasse dans laquelle se trouve la construction européenne conçue en fonction de la tyrannie de la « seule politique possible » d’inspiration libérale et véhiculée par des élites politiques de surcroît pas toujours élues. Le concept de gouvernance se révèle être un redoutable outil au service d’une politique de classe allant à l’encontre des intérêts des peuples. La double besogne conjuguant déni démocratique et casse sociale ne saurait cependant attribuée à la seule responsabilité de l’échelon européen. Rien ne peut se faire sans la duplicité confondante et la connivence à peine masquée de gouvernements dont le dénominateur commun réside dans un ralliement plus ou moins assumé au libéralisme. L’efficacité de la riposte passe aussi par la prise en compte de la complexité de cette intrication s’apparentant à une collusion d’intérêts.

Francis DASPE

Tribune n° 2 : Internationalisme et supranationalisme, ou la méprise organisée

Tribune parue sur le site de Marianne le 3 octobre 2012 sous le titre « Non, le supranationalisme n’est pas l’internationalisme ! ».

Généralement, l’ultime argutie des européistes en panne d’arguments en vue de justifier une Europe construite à coup de concurrence libre et non faussée consiste à affirmer qu’ils seraient les meilleurs garants de la paix. C’est la reprise de la vieille antienne assimilant le commerce à la paix. Pour ce faire, ils ne craignent pas à se présenter comme des partisans inconditionnels et exclusifs du rapprochement des peuples. Pour peu, ils se draperaient sans vergogne des oripeaux de l’internationalisme !

Il s’agit d’une prodigieuse imposture à laquelle il faut tordre le coup afin d’éviter toute méprise. La supercherie porte sur la confusion entretenue à souhait entre les notions d’internationalisme et de supranationalisme. Elles ne se recoupent ni se superposent, mais au contraire s’opposent frontalement.

L’internationalisme, issu de la tradition des combats ouvriers des siècles passés, s’appuie sur les peuples et le respect de leur souveraineté démocratiquement exprimée par les citoyens. Aux antipodes, le supranationalisme s’évertue à dissoudre les peuples au nom d’une gestion technocratique présentée comme plus à même de définir l’intérêt général. Un outil a été progressivement forgé à cet effet : c’est la gouvernance accommodée à toutes le sauces dès lors qu’il s’agit de gouverner en contournant les citoyens. C’était en cela que résidait la méthode Monnet, architecture de la construction européenne dès ses origines : un monde dans lequel les experts sont rois.

Le supranationalisme vise délibérément à détruire toutes les formes de souverainetés populaires. Le traité sur la stabilité, la coordination et la gouvernance (TSCG) et le Mécanisme européen de solidarité (MES) en constituent à la fois une illustration éclairante et une accélération décisive : les souverainetés budgétaire et monétaire passent à leur tour à la broyeuse. Les peuples sont conviés à abdiquer leurs prérogatives d’essence démocratique les unes après les autres. Même les représentants du peuple, à qui on aurait dû expliquer qu’ils n’existent qu’au travers du mandat conféré par les citoyens, ne rendront désormais compte qu’à des personnes non élues n’en rendant elles-mêmes à personne. Si ce n’est, bien entendu, aux dogmes de la doxa libérale gravée dans le marbre et mise au service d’une politique de classes cyniquement décomplexée.

Un des enjeux du combat pour l’hégémonie culturelle, pour reprendre Gramsci, auquel nous convient les débats relatifs à la ratification du TSCG consiste précisément à démontrer que le supranationalisme constitue l’exact contraire de l’internationalisme. Sans quoi les fervents dévots du supranationalisme post-démocratique réaliseraient le tour de force de faire culpabiliser d’authentiques internationalistes en les accusant d’opter pour des replis frileux, et ceci au seul motif de récuser fermement le supposé universalisme du marché roi. Ce fut ce à quoi visait grossièrement le scandaleux éditorial de Serge July paru dans Libération au lendemain de la victoire du non au référendum du 29 mai 2005 sur le traité constitutionnel européen, n’hésitant pas à utiliser l’expression « épidémie de populisme » et à qualifier le verdict des électeurs français de « chef d’œuvre masochiste ».

Dans le registre des citations, préférons en mettre en exergue deux autres offrant des références de nature à dévoiler la supercherie des européistes. Pierre Mendès-France justifiait devant l’Assemblée nationale le 18 janvier 1957 de la sorte son opposition à la ratification du traité de Rome instituant la CEE : « Le projet du marché commun, tel qu’il nous est présenté, est basé sur le libéralisme classique du XIX° siècle, selon lequel la concurrence pure et simple règle tous les problèmes. […] L’abdication d’une démocratie peut prendre deux formes, soit elle recourt à une dictature interne par la remise de tous les pouvoirs à un homme providentiel, soit à la délégation de ses pouvoirs à une autorité extérieure laquelle au nom de la technique exercera en réalité la puissance politique, car au nom d’une saine économie on en vient aisément à dicter une politique monétaire, budgétaire, sociale, finalement une politique, au sens le plus large du mot, nationale et internationale ». Voilà une analyse qu’il serait bien difficile de ne pas considérer comme prémonitoire !

Paraphrasons pour terminer la célèbre formule de Jean Jaurès (Un peu d’internationalisme éloigne de la patrie, beaucoup d’internationalisme en rapproche) en affirmant que l’internationalisme se nourrit de la parole des peuples souverains tandis que le supranationalisme les en prive de manière irréversible. Le préfixe « supra » indique bien qu’il existerait une autorité supérieure à celle des peuples. Cette autorité là, que nous pouvons reconnaître aisément dans la troïka (BCE, Commission européenne, FMI), se donne la mission de les disqualifier. La machinerie européenne montre clairement le mépris dans lequel elle tient les peuples. Quand ils fournissent une réponse différente de celle attendue au nom de la « seule politique possible » tenant lieu de camisole de force, il leur est enjoint l’ordre de rectifier dare-dare le sens de leur vote. Pour d’autres peuples certainement jugés irrécupérables, le droit de vote  leur est tout simplement retiré…

Saisissons l’occasion de la journée du dimanche 30 septembre prochain pour faire entendre la voix du peuple, prélude à la nécessaire révolution citoyenne qui fera tomber toutes les Bastilles présentes et à venir. Le TSCG ne saurait être ratifié sans référendum.

Francis DASPE

Tribune n° 3 : La visée contre-révolutionnaire de la construction européenne

Tribune parue sur le site de Marianne le 23 mai 2014.

Les révolutions sont des phénomènes éruptifs pour lesquels il est aisé de discerner un déclenchement. On ne peut par contre pas en dire autant des contre-révolutions : il s’agit bien souvent de processus à la fois plus insidieux et éminemment complexes. Les actes de ruptures y sont plus difficiles à identifier.

La mise en perspective de la situation actuelle caractérisant les orientations de l’Union européenne et des racines de la Révolution française est à cet égard édifiante. Deux revendications furent aux origines des événements de 1789 : le libre consentement à l’impôt, la libre disposition des fruits de celui-ci. Ces fondements de la démocratie sont aujourd’hui fortement remis en cause par l’Union européenne.

En quoi consiste le libre consentement à l’impôt ? Il s’agit déterminer en toute souveraineté qui paye l’impôt, quel impôt est payé, à quel taux il est payé. En quoi consiste la libre disposition de l’impôt ? C’est de délibérer à quoi serviront les recettes fiscales, en somme d’édifier un budget en fonction des priorités politiques retenues.

Ces droits élémentaires sont méthodiquement remis en cause par l’Union européenne. La Commission de Bruxelles possède désormais un droit de regard sur les budgets des Etats membres ainsi que sur le débat parlementaire qui précède le vote. Ses recommandations s’inscrivent dans une finalité claire : réduire les dépenses publiques conformément au dogme de l’austérité. Il y a donc mise sous tutelle par une instance supranationale non élue de la souveraineté budgétaire des Etats. En outre, certaines dépenses sont impitoyablement et systématiquement traquées : les dépenses sociales, les dépenses d’investissement, les dépenses en faveur des services publics. Des impôts n’ont pas bonne presse : ceux qui sont progressifs, ceux qui ont une fonction redistributive, ceux qui visent un meilleur partage des richesses et une plus grande solidarité, ceux qui touchent les revenus du capital. A l’opposé d’autres sont outrageusement recherchés : les impôts proportionnels (on n’ose pas encore les forfaitaires), les impôts indirects, les impôts sur la consommation, la TVA étant l’exemple parfait. On assiste de ce fait à un gigantesque transfert de richesses en faveur des plus nantis et au détriment des plus modestes, à l’image du système fiscal d’Ancien Régime.

Les autorités européennes intiment l’ordre aux gouvernements nationaux de ne plus décider du type d’impôt, des personnes assujetties et du taux. Cette tutelle est aggravée par la constitutionnalisation ad vitam aeternam d’une politique économique reposant sur la concurrence libre et non faussée et l’austérité. A ces deux piliers s’ajoute le dogme monétariste de l’euro fort, indépendant, à défaut de l’être des marchés, du pouvoir politique. La monnaie, fonction régalienne par essence, a été exfiltrée du champ d’intervention de la souveraineté populaire. Quel que puisse être à l’avenir le sens des votes des citoyens, aucune inflexion des politiques économiques n’est  possible : c’est le TINA (il n’y a pas d’alternative) thatchérien qui l’emporte.

Le processus à l’œuvre à l’échelon européen est bien de nature contre-révolutionnaire. Tout ce qui a été conquis est programmé pour se volatiliser. Les propos tenus par Pierre Mendès-France devant l’Assemblée nationale à l’occasion du débat du 18 janvier 1957  relatif à la ratification du traité de Rome prennent une résonance particulière :

« L’abdication d’une démocratie peut prendre deux formes, soit elle recourt à une dictature interne par la remise de tous les pouvoirs à un homme providentiel, soit à la délégation de ses pouvoirs à une autorité extérieure laquelle au nom de la technique exercera en réalité la puissance politique, car au nom d’une saine économie on en vient aisément à dicter une politique monétaire, budgétaire, sociale, finalement une politique, au sens le plus large du mot, nationale et internationale ».

Ils situent clairement un des enjeux des élections européennes du 25 mai prochain : mettre fin au déficit démocratique par la reconquête de la souveraineté populaire et la nécessité d’une nouvelle révolution citoyenne.

Francis DASPE

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